I.« IL MARE ADRIATICO »



Comment pénétrer dans une mer essentiellement italienne sans commencer par la saluer du nom sonore que lui donne la nation, soeur de la nôtre, à qui elle appartient de toute ancienneté, géographiquement autant qu'historiquement ? Et comment ne pas évoquer, à son propos, la légendaire cérémonie par laquelle chaque nouveau doge de Venise remémorait des droits imprescriptiblesen venant l'épouser symboliquement du haut de la poupe du Bucentaure, la fastueuse galère tout écarlate et or ? Enfin, avant d'arriver au moment où la noble Italie entrera en guerre à nos côtés, pour libérer la mer sournoisement convoitée par les Austro-Boches, ne convient-il pas de rappeler que son geste vengeur a été déclanché par le grand poète actuellement régnant sur le verbe latin, Gabriele d'Annunzio ? Signor nostro, redimi l'Adriatico ! Libera alle tue genti l'Adriatico 1. clamait-il dans la Nave, tragédie pieusement dédiée par lui All' Adriatico, et dont les accents prophétiques faisaient tressaillir d'espérance tous ceux qui entendent l'adorable langue du si, au delà comme en deçà de ses frontières provisoires. Aussi, le 5 mai 1915, quand il rentra de chez nous ployant sous les palmes, tel autrefois Pétrarque, l'Italie tout entière se tourna vers celui auquel un Roi aussi sage que chevaleresque, digne petit-fils du Re galant'uomo, laissait l'honneur de prononcer les mots fulgurants qui allaient précipiter les sorts. Moment inoubliable pour nous tous! Et non seulement l'homme réservé à ce rôle prodigieux goûta une satisfaction que, notre grand Lamartine excepté, aucun barde national n'avait connue avant lui, celle de voir réaliser vivant son rêve patriotique, mais il eut encore la joie de se trouver assez jeune pour y contribuer en donnant magnifiquement de sa personne. Car le monde entier sait qu'engagé dans l'aviation, dès le lendemain de la déclaration de guerre, il s'en fut survoler l'ennemi – survoler : chose qui semblait inventée exprès pour lui! - et revint de contempler la Terre Promise avec une blessure dont l'auréole a effacé toutes les couronnes précédemment accumulées sur son front. Non, il n'était pas possible d'entrer en Adriatique, à la suite de nos marins, sans commencer par adresser un hommage enthousiaste à l'Italie, à son Roi et à leur immortel porte-parole, tous trois à qui gloire soit éternellement dans nos mémoires, sainte affection dans nos cœurs ! Et, maintenant, redescendons des hauteurs gravies avec Annunzio pour explorer les bords où va se dérouler notre récit.


II. LA CARTE A LA MAIN


Longue d'environ 450 milles (830 kilomètres), large d'entre 60 et 100 (110 à 185 kilomètres), la mer Adriatique est divisée en deux régions bien distinctes par une ligne traversant du cap Testa del Gargano (près de Vieste) - ergot de la patte italienne – à Raguse, aboutissement de l'archipel dalmate. Dans la moitié supérieure, rien que des petits fonds, de 30 à 200 mètres, éminemment propres à la pose des mines. L'autre, au contraire, qui baigne le Montenegro et l'Albanie, dessine une sorte de cratère où la sonde descend jusqu'à 1.600 mètres. Même contraste entre les deux rives opposées. Basse, sablonneuse, d'aspect monotone et plutôt triste, l'italienne n'offre d'abri qu'à Venise et à Brindisi, vers ses deux extrémités. Pas une île où s'accrocher. En face, un littoral élevé, pittoresque, théatral même. Mais, s'il est presque partout a pic, une chaîne d'îles le double dans la partie Nord, permettant de se rendre de Pola à Cattaro par des chenaux que l'Autriche peut facilement rendre inaccessibles. Nombreux y sont les points de relâche: Trieste, que revendique si justement l'Italie, Pola, le grand arsenal austro-hongrois, Fiume, Zara, Sebenico, Spalato, Raguse, sites où les restes des splendeurs passées, vénitiennes et romaines, teintées de turquerie plus récente, attiraient les touristes du yachting. Un peu plus loin, Cattaro, dans sa situation exceptionnelle, au beau milieu de L' Adriatique. Par delà, règne la grande sauvagerie monténégro-albanaise. Côte et habitants à l'avenant. Aucun mouillage pour une escadre, encore moins de ressources. Il faut atteindre Valona et les îles Ioniennes, vis-à-vis le talon de la botte, pour trouver où se remiser. Or, au début des hostilités, la neutralité des deux puissances qui tiennent le passage d'Otrante, Italie et Grèce, nous interdisait de fréquenter chez elles. Du haut en bas du long couloir que forme l'Adriatique, sévisent alternativement la bora et le sirocco. L'une, vent de froidure, se lève subitement, déscendue des sommets neigeux formant cirque alentour, et souffle en tempête pendant des neuf, quinze et jusqu'à trente jours de suite, dans la mauvaise saison. Le second arrive d'Afrique encore, tiède et laboure profondément la mer, en la couvrant de brumes épaisses. Durant l'hiver qu'ils vont passer dans ces parages inhospitaliers, nos marins ne dormiront pas souvent, poussés, tantôt par la première en perdition sur la côte italienne, tantôt par le dernier jusqu'à toucher les falaises de l'Albanie, dont ils entendront plus d'une fois les brisants avant, que de les voir. Donc, pas grand'chose à faire dans la partie septentrionale de l'Adriatique, à cause des mines. Quant à l'autre moitié, les Autrichiens ne devaient pas tarder à la rendre intenable, grâce à la possession de Cattaro, d'où de petites unités pouvaient toujours sortir, au moins les sous-marins, pour attaquer des bâtiments privés du moindre refuge. Le seul moyen de s'y maintenir eût été d'occuper une des îles les plus rapprochées de leur repaire, Lissa, Lagosta, Meleda, ou la presqu'île de Sabioncello, peu importe, et de l'organiser comme base. On songea bien, un moment, à s'emparer de Cattaro même, ce qui ne représentait rien moins qu'une seconde expédition des Dardanelles, mais comme celle-ci était déjà résolue, et qu'elle allait absorber toutes les disponibilités anglo-françaises sur terre, on y renonça purement et simplement.



Le Bouclier et le Casque surveillant les abords de Cattaro
III. ENTRÉE EN SCÈNE DE NOTRE ARMÉE NAVALE


Nous n'en étions pas moins irrésistiblement appelés dans l'Adriatique, ne fût-ce que par la nécessité de prêter aide à la Serbie et au Montenegro, les deux premiers pays sur lesquels s'étaient rués les empires de proie. Artillerie, avions, télégraphie sans fil, munitions, vivres, formations sanitaires, il fallait pourvoir nos alliés des Balkans de tout ce qui leur manquait encore plus qu'à nous-mêmes. Du moins pouvaient-ils arguer de l'épuisement consécutif à une précédente campagne, raison inexistante chez les grandes nations de l'Entente, que les provocations d'une Allemagne armée jusqu'aux dents n'étaient point parvenues à distraire de leurs illusions pacifistes, - l'Angleterre comptant sur sa flotte pour la préserver de toute atteinte, la Russie poursuivant sa chimère de l'arbitrage devant le tribunal de la Haye, et la France perdant son temps à discuter interminablement les plans d'une cité future où il n'y aurait plus d'armée. En ce qui concerne la Serbie, depuis les franchises que le traité de Bucarest (1913) lui avait reconnues à Salonique, il était possible d'y faire parvenir ce dont elle avait besoin par la ligne ferrée qui remonte le Vardar. A l'extrême rigueur, le même chemin eût permis de gagner le Montenegro, à condition que le matériel, amené par wagons jusqu'à Nisch ou Belgrade, fût ensuite transbordé sur des chars à bœufs pour traverser, soit l'ancien sandjak de Novi-Bazar, soit la haute Macédoine et l'Albanie. Mais, comme tout risquait de se perdre dans des régions sans routes et infestées de bandits, mieux vallait recourir à la voie de mer, malgré la proximité de la flotte ennemie et l'absence de ports au Montenegro. Car des cinquante et quelques milles de littoral bordant ce dernier, l'Autriche-Hongrie a pris soin de s'en adjuger les deux tiers, dont Cattaro et ses fameuses bouches, clef de L'Adriatique. L'infime étendue de côtes qu'elle a laissée à son voisin n'offre que deux rades foraines, Dulcigno et Antivari. Cette dernière est du reste de beaucoup la plus fréquentée, parce qu'elle possède un wharf et qu'un chemin de fer la relie à l'intérieur du pays. Il va sans dire qu'aussitôt la guerre déclarée par eux, les Autrichiens avaient envoyé des croiseurs bombarder Antivari. Après avoir coulé un cargo devant la jetée, Afin de la rendre inutilisable, ils s'occupaient de miner les alentours, lorsque, dans la matinée du 16 août 1914, survint notre armée navale au complet, 15 cuirassés de ligne, 6 grands croiseurs et une trentaine de bâtiments légers, auxquels s'était adjointe une division légère britannique: de quoi l'emporter haut la main sur les 11 cuirassés (dont 6 de 8000 à 10000 tonnes seulement), 2 croiseurs d'escadre, 18 destroyers et 8 sous-marins que l'ennemi pouvait nous opposer. « C'est le 14 au matin que nous appareillons (de Malte). Très beau temps, comme tous ces jours derniers.Nous filons vers le canal d'Otrante, l'escadre en ligne de file, nous autres torpilleurs en reconnaissance en ligne oblique. Rien en vue que quelques voiliers inoffensifs se hâtant de hisser leur pavillon à notre approche. Mais, vers Corfou, la brume se fait, dense et moite, nous paralysant dans notre marche. Au nord de l'île Fano (dans le Nord-Ouest de Corfou), nous avons trouvé une division anglaise, deux croiseurs solides et douze destroyers qui nous attendent stoppés ( sous le commandement du contre-amiral Troubridge ). C'est un superbe spectacle de voir nos flottes, cinquante et quelques bateaux, immobiles sur une mer plate, devant les terres embrumées de l'Albanie. Et les torpilleurs, grands mangeurs de combustible, s'en vont accostés les cuirassés qui complètent leur plein de charbon. Nous autres mazoutiers (certains torpilleurs chauffent avec l'huile lourde appelée mazout) avons comme « mère gigogne » un énorme vapeur de 20.000 tonnes, la Dordogne (ancien San Isidro) qui vient d'être achetée à l'Angleterre. Et à chacun, suivant son tour, elle déverse à plein tuyaux le liquide gluant et noirâtre. L'armée navale remonte dans le Nord avec les Anglais. Elle a trouvé devant Durazzo un croiseur autrichien sur lequel on a ouvert le feu. » (Journal de l'enseigne de vaisseau de 1re classe Pierre de Loys, du Janissaire.)
IV.DIFFICULTES DE L'OFFENSIVE


Ce n'était pas en effet dans l'unique but de faire lever le blocus d'Antivari, et d'ouvrir passage au cargo qui suffisait pour ravitailler une population de 300.000 âmes, que nous nous étions décidés à envoyer toutes nos forces de haute mer en Adriatique. Elles avaient aussi instruction de s'y livrer à telle opération de guerre que leur commandant en chef jugerait convenable, la plus entière liberté étant donnée à ce dernier quant au choix de l'objectif. Prendre l'offensive ? A la bonne heure! Seulement il aurait fallu savoir où la porter, et s'y être disposé par avance. Or, notre thème de guerre en Méditerranée avait été établi contre la Triplice, tandis que la neutralité de l'Italie nous laissait face à face avec l'Autriche, par conséquent libres d'aller l'attaquer chez elle. Et, malgré ses probabilités, cette heureuse éventualité ne nous surprenait pas moins que la traîtresse invasion allemande à travers la Belgique, au sujet de laquelle nous avions pourtant reçu assez d'avertissements... Certes, on pouvait tout demander à des officiers et à des équipages comme les nôtres, résolus au dernier sacrifice et brûlant de joindre l'adversaire. Dépouillés des revêtements de bois ou de linoléum qui les rendaient à peu près habitables, les navires n'étaient plus que des forteresses flottantes en acier tout nu, où le soleil d'août par en haut, et les chaufferies par en dessous, entretenaient une température de four à rougir les boulets. De manière que coques et hommes vibraient à l'unisson, dans cette marche à l'ennemi. Mais, si nos escadres étaient admirablement entraînées au combat, elles arrivaient trop tard pour bénéficier d'une surprise, les Autrichiens ayant eu tout loisir de bien placer leurs submersibles et de semer des mines aux bons endroits. En outre, nos états-majors n'avaient aucune connaissance pratique d'une mer où nos bateaux ne pénétraient quasiment jamais et, faute d'un service de renseignements inexistant - comme tant d'autres non moins importants, hélas! -- n'étaient nullement au courant de ce qui s'y passait. Félicitons-nous seulement que les Autrichiens n'aient pas eu dès alors des commandants de sous-marins capables de se livrer à des tentatives comme celles qu'ils réussirent un peu plus tard, quand ils vinrent torpiller le Jean Bart (21 décembre 1914) et le Léon Gambetta (27 avril 1915), sans compter toutes les rencontres auxquelles nos cuirassés n'échappèrent que par miracle! Comme on le sait, ce raid à grande envergure aboutit en tout et pour tout à la destruction du petit croiseur autrichien Zenta (2.300 tonnes, huit canons de 120 et huit de 47), surpris le long de la cote monténégrine avec trois torpilleurs qui parvinrent à s'échapper. Bien entendu qu'Antivari se trouva débloqué du même coup. Provisoirement au moins, car, pour en garder les avenues libres, il aurait fallu s'assurer la maîtrise de l'Adriatique, ce qui n'était possible qu'à la condition d'y occuper un point d'appui, ainsi que nous l'avons déjà dit plus haut.

Cuirassés français mouillés à Navarin

Dans le canal d'Otrante
V. LE BLOCUS DU CANAL D'OTRANTE

Il s'ensuivit que notre armée navale dut rester en croisière à l'entrée de l'Adriatique, sans autres bases que Malte à 900, Bizerte à 1250 et Toulon à 1.800 kilomètres, redescendant vers le Sud et au fur et à mesure que s'enhardissaient les Autrichiens. C'était le commencement d'une morne et pénible faction qui devait durer dix mois! Pendant que les grands navires s'usaient, coques, machines et équipages, à tenir la mer par tous les temps, torpilleurs et sous-marins se ramassaient derrière les infractuosités des îles Paxo et Antipaxo, sous Corfou. Ils appelaient les cuirassés ravitailleurs quand besoin était, ou se mettaient laborieusement à leur recherche s'ils n'avaient pas la T. S. F. Tout 1e monde charbonnait au large, en profitant des embellies, et une fois par mois chacun allait à Malte pour procéder aux réparations les plus urgentes et accorder quelques jours de « rafraîchissement» au personnel harassé. Au prix des plus durs sacrifices, on parvint de la sorte à arrêter les communications de l'ennemi avec la Méditerranée, et à empêcher sa flotte d'aller rejoindre le Gœben à Constantinople pour attaquer nos alliés russes dans la mer Noire. Entre temps, chaque fois qu'un affrété apportait des vivres ou du matériel à destination du Montenegro, l'armée navale tout entière lui formait escorte, torpilleurs en tête, puis les divisions légères, enfin le gros. Arrivé à bonne hauteur, l'amiral détachait de quoi protéger le débarquement à Antivari, tandis que le reste de son escadre allait défiler devant Cattaro, avec l'espérance, toujours caressée mais constamment déçue, de finir par entraîner les Autrichiens à accepter une rencontre. Bien décidés à ne pas en courir les chances, et pour cause, ceux-ci se contentaient d'envoyer des avions bombarder les petits bâtiments occupés devant la côte, et leurs submersibles attaquer les vaisseaux de ligne. Après quoi les nôtres rebroussaient chemin jusqu'à l'ouvert de l'Adriatique, ayant couru des dangers hors de toute proportion avec les effets obtenus. C'est ainsi que furent successivement mis à terre les appareils de T. S. F. du poste de Podgoritza et les canons destinés à garnir le mont Lovcen, sans oublier les munitions et les chargements de blé souvent laissés à pourrir sur la plage, plus encore, peut-être, par suite de l'incurie propre aux indigènes que des difficultés de transport. Officiers et matelots rongeaient leur frein. «  Ce que nous faisons , m'écrivait un des meilleurs parmi les premiers. Nous « bouffons» de la mer à en crever, mais sans jamais voir l'ennemi. De la misère tant et plus, et pas d'autre perspective de combat que celle de servir de cible aux sous-marins boches contre lesquels nous n'avons aucune espèce de protection, pas même un mouillage où nous garder. Quel calvaire pour des gens de cœur! » Et, il n'en fut pas autrement pendant tout l'hiver, sauf que, vers la fin, la neutralité de la Grèce étant devenue beaucoup plus bienveillante à notre égard (sous le ministère Venizelos), nos bateaux trouvèrent un abri momentané sur les rades désertes des îles Ioniennes et de la côte voisine. Par exemple à N avarin, où une des ravissantes aquarelles ci-contre, exécutées par un jeune commandant de contre-totpilleur, nous montre une partie de nos escadres en train de se ravitailler. « C'est maintenant le lieu de repos des gros bateaux, le seul où ils puissent jeter un pied d'ancre et dormir comme le héron sur une patte, tandis que deux où trois torpilleurs tournent constamment en rond devant la passe. Navarin: une petite ville dont les maisons basses, aux toits plats, sont encadrés de cyprès noirs qui profilent leur maigre silhouette sur le ciel bleu pâle caratéristique de la Grèce. La rade est grande, mal abritée, et le vent y souffle parfois très dur. Qu'importe! C'est le mouillage où l'on peut se relâcher un peu de la veille constante qui est notre lot à nous. Le 20 février (1915) arrive un sans fil nous avertissant qu'une escadre autrichienne est sortie de Cattaro et bombarde Budua, petit port monténégrin du Nord. Notre armée navale appareille aussitôt (elle ne trouvera d'ailleurs plus personne). Les torpilleurs restent au mouillage, ne devant quitter Navarin que la nuit suivante. Le Casque et le Janissaire ont mission d'aller mouiller des mines devant Cattaro. Nous avons été souvent à la peine, serons-nous enfin à l'honneur ? Et le Janissaire se prépare fiévreusement, vérifiant torpilles et dispositifs de mouillages des mines. On va nous donner une mitrailleuse contre les aéroplanes dont il faut nous attendre à recevoir la visite. Quitté Navarin le 22 au matin, Janissaire, Casque, et la deuxième escadrille, dont la Dague et la Faulx. Nous faisons route sur l'île de Céphalonie, où nous allons chercher les mines. Il vente une brise folle qui tombe des sommets voisins et soulève derrière elle des nuages d'écume, comme font les autos sur une grand'route, l'été. A Afilas, port de Céphalonie, pris livraison de nos mines. Non sans peine, car un sérieux clapotis règne dans cette rade ouverte. Appareillé pour Samos d'Ithaque. C'est une ravissante traversée, parmi les mille couloirs des îles Ioniennes. Là, j'ai compris vraiment la qualité de la terre de Grèce, qui est d'être une chose quasi vivante. Sur les verts tendres d'une végétation clairsemée, elle se révèle palpitante et rose comme de la chair nue. Nature véritablement divine! Samos est une toute petite bourgade, au bord de la mer, avec des coteaux hérissés de cyprès qui semblent des fléchettes piquées sur une cible, - fléchettes lancées par Eros, peut-être ? Nous y attendons le Whitehead que nous devons escorter jusqu'au Montenegro où il va porter des vivres. Vingt-quatre heures plus tard, en route. Temps épouvantable, roulis très violents. Nous avons quatre tonnes de mines, amarrées tant bien que mal sur notre arrière, qui fatigue beaucoup. Cela tiendrait-il ? Au soir, la mer a encore grossi. C'est un panorama à la Hokusai (peintre japonais): des lames nerveuses qui semblent raidies, avec mille pinceaux d'écume à leur crête, comme des orchidées de neige. Ciel déchiqueté, avec des nuages que les rafales chassent en tous sens. Vers Antivari, le temps s'arrange. Nous avons pris nos dispositions de combat. Pièces armées, prêtes à faire feu, tubes pointés et disposés à lancer. Chacun a revêtu sa ceinture de sauvetage. Or, vers 10 heures du soir (24 février), arrive un sans fil chiffré que je traduis rapidement: « Dague coule. Faulx appareille. » La Dague et la Faulx, venues avec nous, avaient Été désignées pour draguer un chenal permettant au Whitehead d'entrer à Antivari, et avaient mouillé sur cette dernière rade après leur opération terminé. Et je ne puis m'empêcher de penser, tout en haussant les épaules que nous etions 13 en partant. Alors ce sont des échanges sans fin de télégrammes. Chacun cause et veut savoir des nouvelles. La TSF , c'est un peu comme la loge de la concierge. Quant à notre expédition de mouillage de mines, elle est dans l'eau, si j'ose dire. Toute la nuit, nous avons fait des ronds dans l'eau sur la mer, devant Antivari, attendant la sortie après déchargement du Whitehead. Et nous refilons sur Navarin avec la bora qui s'est levée. Un froid noir. Dans le canal de Corfou, stoppé pour répartir sur les divers torpilleurs les 43 survivants de la Dague, le premier d'entre nous qui ait disparu. Nos passagers sont arrivés en loques, les yeux encore tout hagards. Ils racontent qu'ils étaient mouillés depuis une demi-heure quand deux explosions se sont produites, coup sur coup (des mines ) Alors la Dague s'est soulevée d'une seule pièce. En retombant, le pont s'est brisé en deux, et l'avant a disparu. L'arrière s'est piqué droit dans la vase, les hélices en l'air. Les survivants se sont retrouvés accrochés ils ne savent à quoi, et commenceaient à boire une eau mélangée de mazout, quelque chose d'ignoble, quand les Monténégrins sont venus les repêcher avec des barques.Le lendemain, au jour, rentrés à Navarin où nous retrouvons à peu près toute l'escadre. Repris l'exercise de grand garde. » (Enseigne de vaisseau Pierre de Loys, dont il m'est agréable de révéler ici le joli talent d'écrivain.)


VI. PETITS ENGAGEMENTS


La généreuse intervention de l'Italie, à la date du 23 mai 1915, nous permit de retirer la majeure partie de nos forces navales de l'Adriatique, et de leur donner un peu de répit. Car il faut être du métier pour concevoir l'usure produite par un service ininterrompu durant des mois dans les organes si délicats des navires modernes, ainsi que du surmenage auquel aboutissent, chez les hommes, des veilles et des alertes perpétuelles, quand il suffit d'une seconde d'inattention pour amener une catastrophe comme celle du Léon Gambetta. Les petites unités, torpilleurs et sous-marins - les chalutiers ne viendront que plus tard - demeurèrent seules au delà du canal d'Otrante, chargées qu'elles étaient de concourir avec nos alliés à surveiller les mouvements de l'ennemi et à lui appuyer la chasse dès qu'il se montrait. Mais les engagements étaient rares, et, ne trouvant même pas de bâtiments de commerce à capturer, nos marins ne pouvaient pas grand'chose contre un adversaire qui se dérobait toujours. Le 11 juillet 1915, le contre-torpilleur Bisson, commandé par le lieutenant de vaisseau Le Sort, était envoyé à Lagosta pour détruire le fil télégraphique sous-marin. Il avait la chance, non seulement de « crocher» dans le câble, mais surtout de découvrir et de détruire une station complète de ravitaillement pour submersibles et aéroplanes. Pendant que le Bisson opérait sur la côte Nord de l'île, Commandant Rivière, Commandant Bory, Bouclier et Protet exploraient la rive Sud, tandis que le Magon faisait le guet à 4 milles au large. Tout cela sous le feu de la garnison autrichienne qui avait ouvert une fusillade des plus nourries tant sur les marins débarqués à terre que sur le Bisson lui-même, dont le pont fut criblé de balles. Il eut pourtant la chance de ne perdre qu'un seul homme, Yves Le Moan, « un bon et brave petit Breton intelligent, dévoué, charmant et d'une conduite exemplaire, que tout le monde à bord avait pris en affection. » C'est le même Bisson qui, un mois plus tard (13 août), coulait à coups de canon le sous-marin autrichien U-3 , succès à la suite de quoi les Italiens le reçurent en triomphe quand il rallia Brindisi avec l'équipage ennemi prisonnier. Le vice-amiral Presbitero, qui commandait l'escadre mouillée sur la rade extérieure, lui signala de passer entre les deux lignes de cuirassés, où tout le monde était à la bande, officiers et amiraux rangés sur les plages arrière, chaque bâtiment saluant du sifflet et du clairon, car l'U -3 était un des premiers pirates auquel on fût parvenu à régler son compte. Nos sous-marins, qui se fussent lancés si joyeusement contre n'importe quel gros bateau, n'en voyaient jamais que de tout petits, torpilleurs ou submersibles, aussi difficiles à joindre qu'à éviter, et c'était sans la moindre gloire qu'ils passaient jour après jour en plongée devant les côtes autrichiennes et jusque dans les champs de mines protégeant celles-ci, chaque fois avec les plus grandes chances d'y rester. A l'imitation des Allemands, eux et les torpilleurs auraient évidemment pu se livrer à un facile jeu de massacre sur les villes ouvertes du littoral dalmate. Mais, avec notre idéalisme impénitent, même après les abominations commises par les Boches - que notre absence de représailles ne fait qu'encourager d'ailleurs - nous noûs sommes abstenus d'un genre d'opérations qui répugne autant à nos instincts qu'il est naturel à nos ignobles ennemis. Ce fut le Papin qui réussit le premier à mettre à mal un de nos insaisissables adversaires. Commandé par le lieutenant de vaisseau Cochin, il se trouvait sous l'île de Zuri (au large de Sebenico) le 9 septembre 1915, quand, vers 3 heures après-midi, il découvrit une division de torpilleurs autrichiens (une quinzaine environ) s'avançant en triangle, ceux de 250 tonnes sur les flancs, les destroyers de 800 tonnes au centre. Il manœuvra aussitôt pour attaquer le second destroyer de la ligne (le Llka), mais, apercevant un torpilleur qui passait devant l'autre, il crut pouvoir faire coup double en lançant ses quatre torpilles d'axe (dont trois seulement partirent). D'après les dires des prisonniers faits ultérieurement sur le Llka (coulé le 30 décembre devant Durazzo, comme nous le verrons plus loin), l'un des engins toucha le torpilleur 51, à hauteur du poste de l'équipage, tuant ou blessant tous les hommes qui s'y trouvaient. Les deux autres faillirent atteindre le Llka qui réussit à les éviter. Après quoi il ne restait plùs à notre vaillant petit sous-marin qu'à disparaître, pour échapper au feu des quinze bâtiments qui l'entouraient. Car, pour être plus sûr de son coup, il n'avait pas hésité à donner dans le tas, se plaçant à moins de 100 mètres de l'ennemi. Le Papin fut poursuivi jusqu'à 7 heures du soir, mais sans pouvoir attaquer de nouveau, faute d'électricité en quantité suffisante. « Je croyais Avoir tout manqué dit modestement le commandant Cochin, pensant que mes torpilles avaient passé sous le but. L'explosion n'avait occasionné qu'un bruit modéré, que j'attribuais à un obus éclaté au-dessus de moi. Ce n'est qu'en retrouvant sur le pont du Papin trois morceaux de torpille que j'ai repris espoir. Ils prouvaient en effet qu'une de mes torpilles avait porté, et, pour que des éclats fussent retombés sur nous, il fallait que j'eusse lancé à moins de 100 mètres, avec toutes chances par conséquent pour que l' ennemi n'ait pas eu le temps d'atténuer le coup en manœuvrant.». Pendant ce temps-là, la Serbie et le Montenegro avaient joui d'un calme relatif. Honteusement battues par les indomptables troupes du. roi Pierre, les armées du vieux bandit couronné qui portait le nom de Francois-Joseph II, d'exécrable mémoire, attendaient l'issue de la formidable bataille alors engagée sur le front russe pour revenir à la charge, cette fois avec le concours de leurs maîtres dans l'art d'écraser les faibles, les Hindenbourg, Mackensen et autres enfonceurs de portes ouvertes. Car où est-il celui des maréchaux boches qui prendra Verdun, contre quoi leur futur empereur s'est brisé les dents ?


VII. LA PASSION SERBE


Elle commença vers fin septembre1915. C'était quand s'étaignâit notre double offensive d'Artois et de Champagne, en même temps que l'ennemi envahissait la Pologne, la Volhynie, la Lithuanie, la Courlande et délivrait la Galicie autrichienne que les Russes avaient conquise l'année précédente. Pour tendre la main aux Turcs, à travers la Bulgarie secrètement complice, et régler l'éternelle question d'Orient à la façon du juge dans la fable de l'Huître et les Plaideurs, autrement dit à leur profit, il ne restait plus aux Allemands qu'à supprimer la Serbie. Pauvre petit pays! Dans le drame effroyable que le sinistre imprésario de Berlin a déchaîné sur le monde, pas de rôle plus tragique que le sien. Mais, pour chanter les malheurs de cette héroïque nation, il ne faudrait rien moins qu'un nouvel Eschyle, retrouvant les accents avec lesquels sont décrites les calamités dues à la guerre des Sept Chefs: Eh quoi! cette ville antique (Thèbes) devenue la proie de l'épée et consumée par les flammes, elle disparaîtrait de la terre ? Les dieux l'abandonneraient sans honneur aux ravages de ses ennemis ? Les mères, ô ciel! et ces vierges, cheveux et voiles arrachés, seraient traînées en esclavage comme de vils troupeaux, et dans ces murs retentiraient les cris des captives désolées ?... Hélas! Plus rien que des gémissements! Les rets de la mort ont tout enveloppé! L'Homme est égorgé par l'homme, l'enfant pousse des cris inarticulés sur la mamelle ensanglantée qui l'allaitait! La rapine partout complice du carnage, les soldats se montrant le butin, appelant des camarades, s'animant mutuellement au pillage sans vouloir ni partager ni céder! Comment peindre un semblable tableau? Car les Allemands ont réalisé le tour de force invraisemblable de faire rétrograder la civilisation d'une trentaine de siècles, en nous ramenant aux horreurs de la barbarie primitive. Avec la différence, toutefois, que les hommes de cette époque lointaine étaient encore des sauvages, dont les besoins parlaient plus haut que la pitié, tandis que c'est sans aucune espèce d'excuse que leurs plagiaires à lunettes d'or commettent les pires atrocités, mésusant d'une science qui ne devrait servir qu'à rendre l'existence plus facile, partant plus douce, pour lui emprunter des procédés de destruction et des raffinements de cruauté devant lesquels eussent reculé nos ancêtres les plus rapprochés de la brute originelle. A leur inverse, nous verrons tout à l'heure les marins français, de concert avec nos alliés anglais et italiens, accomplir une tâche immense avec de faibles moyens, se couvrir d'une gloire aussi pure que discrète, et donner le plus magnifique exemple de fidélité dans l'infortune en sauvant les débris de l'armée serbe. Admirables troupes dont il était peut-être plus dangereux de secourir la détresse que d'affronter le désespoir, à raison des maladies mortellement contagieuses, typhus et choléra, que trop de misères avaient fait éclater dans leurs rangs ! En attendant, que faisaient les puissances défenderesses de la Justice et du Droit pour conjurer l'effroyable menace que représentait la marche des Austro-Boches vers Constantinople ? Rien. Elles ne voulaient même pas y croire. Pas plus que, dernièrement encore, à la félonie du roi Constantin. Sous prétexte que le Bulgare devait trop à la Russie pour jamais la trahir, nos hommes d'Etat les plus réputés se laissaient jouer sous jambe par un fourbe dont la duplicité allait jusqu'à tromper ses propres agents sur les vilenies qu'il machinait. Car c'était, paraît-il, en toute bonne foi que ces derniers continuaient à nous marchander le prix d'une coopération prétendue imminente, quand tout était déjà vendu à Guillaume, le digne Bertrand de cet autre Robert Macaire qui s'appelle Ferdinand de Cobourg. Seuls, les Serbes avaient vu clair dans le jeu de voisins qu'ils connaissaient trop bien pour leur accorder la moindre confiance. Leurs avertissements répétés ne parvinrent malheureusement pas à nous convaincre, et lorsqu'ils demandèrent à se précipiter sur la Bulgarie avant qu'elle ait mobilisé, nous ne sûmes que les retenir. Oh! les fautes commises par nous et nos alliés depuis le commencement de la guerre! Le même tragique grec que nous citions plus haut n'eût pas manqué d'y reconnaître la main du Destin, voulant nous châtier de notre aveuglement à ne pas nous prémunir contre une agression si ouvertement préméditée. Et tout cela parce que, satisfaits de notre sort, nous nous imaginions avoir aboli l'innexorable loi de la nature en vertu de quoi le plus fort ne prospère qu'aux dépens du plus faible, pour la remplacer par je ne sais quel impossible reve de paix et fraternité universelle. Car, ainsi que l'a dit Pascal, à force de vouloir faire l'ange, l'homme finit le plus souvent par faire la bête... Envahie ce coup-ci par trois groupes d'armées, allemandes, autrichiennes et bulgares, toutes largement pourvues d'artillerie lourde et de ces abominables gaz asphyxiants qui sont le dernier mot de la culture boche, la pauvre petite Serbie était condamnée d' avance.Mais, tenaces jusqu'au bout, ses héroïques défenseurs preférèrent s'expatrier plutôt que de subir un joug aussi cruel que détesté. S'inspirant des grands exemples de l'antiquité. Et nos patries linquimus arva Ils reculèrent jusqu'à la mer, toujours face à l'ennemi, en nous appelant désespérément au secours. Retraite qui restera aussi légendaire que celle des Dix-Mille, et dans laquelle une belle page revient à la mission commandée par le lieutenant de vaisseau Picot. Dès novembre 1914, avec une centaine da marins et trois pièces de 143 empruntées au Henri IV, elle avait très utilement contribué à la défense de Belgrade, notamment en coulant trois monitors autrichiens sur le Danube et en réduisant les batteries de Semlin au silence. Lorsqu'il fallut évacuer la Serbie, notre vaillant petit détachement fit sauter ses pièces et regagna Monastir après une marche à travers les montagnes, dont les derniers 70 kilomètres furent couverts en 30 heures. Episode tout à l'honneur de la Marine française, que je suis heureux de rappeler en passant. Mais qui va secourir les Serbes ? De la Russie, on n'entendra plus parler qu'au printemps prochain, quand elle sera parvenue à reconstituer ses armées momentanément épuisées. Mal engagée aux Dardanelles où nous l'avons suivie, et dont elle n'attend que l'occasion de se retirer, l'Angleterre redoute une attaque sur l'Egypte et réserve toutes ses ressources en vue d'y parer. Jalouse d'empêcher la jonction de l'Autriche avec la Grèce, l'Italie voudrait s'établir à Valona, pour faire coin entre ses deux rivales dans l'Adriatique. Magnanime et ,désintéressée comme toujours, mais malheureusement égarée par son déplorable aveuglement en faveur de la Grèce, ou tout au moins de son gouvernement, c'est la France qui fera l'impossible afin de sauver la Serbie. Nous allons voir comment.


VIII.NOTRE INTERVENTION EN ORIENT


Même après la faute impardonnable d'avoir laissé passer le Gœben et le Breslau quand ils allaient forcer la main aux Turcs, la situation dans les Balkans pouvait encore se rétablir en notre faveur. Pour cela, il aurait fallu profiter des premières victoires serbes et débarquer tout de suite à Salonique. Non seulement nous nous mettions ainsi en mesure d'achever la defaite des Autrichiens mais du même coup, la Roumanie se trouvait entraînée à marcher avec nous, la Bulgarie réduite à l'impuissance, et la Grèce contrainte de tenir ses engagements. Ce qui eût changé bien des choses et, dans tous les cas, pas plus mal réussi que l'aventure des Dardanelles. Seul parmi ses collègues, ou à peu près, un de nos ministres d'alors avait compris l'intérêt capital qu'il y aurait à prendre une semblable initiative. C'était M. Briand, un de nos rares hommes politiques ayant montré de la clairvoyance dans la conduite d'une guerre où la France devra uniquement son salut à l'héroïsme et à l'abnégation de ses admirables soldats. Notre race est, en effet, capable de n'importe quel généreux effort, sauf de se gouverner elle-même, comme le démontre le fait que, depuis Henri IV, le plus beau pays du monde en a presque toujours été le plus mal dirigé. Cette idée d'intervenir militairement en Orient, son promoteur mit à la faire prévaloir tout ce qu'il possédait de talents - merveilleuse facilité d'assimilation, don de parole servi par un organe irrésistible, adresse et puissance de persuasion sans égales. Parfaitement renseigné sur ce qui se tramait en Grèce, il était en outre mû par la sorte d'instinct supérieur que Thucydide reconnaissait chez Thémistocle: « Une pénétration innée, que l'étude n'avait pas eu besoin de former, à laquelle l'étude n'avait rien ajouté, lui permettant de juger sainement, presque sans réflexion, les faits les plus imprévus à l'instant même où ils se présentaient. Il témoignait d'une égale sûreté de coup d'œil, et pour traiter les sujets dont il avait l'habitude, et pour saisir ceux dont l'expérience lui manquait. Par-dessus tout, il savait démêler à l'avance, au milieu des événements, ce qui était avantageux ou nuisible. En un mot, il excellait, grâce à la vigueur de son intelligence, il improviser presque sans travail tout ce qu'exigeaient les besoins du moment. » Car il n'est que juste de rendre à chacun ce qui lui revient, et je le fais d'autant plus volontiers que les occasions ne se présentent malheureusement pas souvent où l'on puisse féliciter nos hommes d'Etat d'avoir su prévoir quelque chose. Grâce à quoi M. Briand amena le Cabinet dont il n'était encore que simple membre - cela se passait en décembre 1914 - à envisager l'envoi d'une armée à Salonique, sous la réserve que le haut commandement y souscrirait. Mais, pour des raisons que nous n'avons pas à discuter ici, ce dernier se déclara absolument hostile au projet, de sorte qu'il n'en fut plus question jusqu'à nouvel ordre. Ont dut cependant y revenir l'année suivante, non plus avec l'avantage moral que comporte l'offensive, mais sous la pression des circonstances les plus désastreuses. Il était d'abord et avant tout impossible de ne rien tenter pour soustraire les pauvres Serbes aux conséquences que leûr valait notre refus de les autoriser à prévenir la trahison bulgare. Ensuite, nous avions interêt majeur à empêcher la descente des forces ennemies vers la mer Egée, où les Allemands n'auraient pas manqué d'installer un nouveau Zeebrugge, avec relais de T. S. F., postes de sous-marins et d'avions, tout cela complété par un centre de ravitaillement ainsi que d'intrigues en Méditerranée. Tels furent les motifs qui déterminèrent l'apparition à Salonique d'un premier contingent français. Retiré des Dardanelles qu'on se décidait à évacuer, il y arrivait le 5 octobre 1915, bientôt suivi par une division anglaise. Et c'est encore à M. Briand que nous devons d'avoir convaincu nos alliés, et en particulier Lord Kitchener, de nous rejoindre en Macédoine. Mais nous laisserons à d'autres le soin de raconter l'histoire de l'expédition envoyée malheureusement trop tard au secours de la Serbie, pour nous borner au sauvetage in extremis que son insuccès allait imposer aux marines de la Quadruplice.

IX.ENTRE ALLIÉS


C'est vers la mi-octobre que, dans la crainte de voir le chemin de fer de Salonique à Nisch prochainement coupé, on commence à se préoccuper de ravitailler les Serbes par une autre voie. Comme on caressait toujours l'espoir qu'ils se replieraient sur la Macédoine, où nous nous efforcions de les joindre, il s'agissait de tout acheminer vers Monastir. Trois routes permettent d'y accéder, partant de points situés sur les côtes d'Albanie ou d'Epire, et dont chacune présente ses avantages et inconvénients. Celle par Durazzo est évidemment la plus courte, mais avec un très mauvais secteur jusqu'à El Bassan. De plus, Durazzo n'offre qu'une méchante rade foraine, ouverte à tous les vents et beaucoup trop voisine de Cattaro pour qu'on y soit jamais en sécurité. A 50 milles dans le Sud, Valona présente un excellent mouillage, assez vaste pour abriter une flotte entière, considération qui aurait rallié tous les suffrages s'il n'y avait eu à refaire entièrement la chaussée de Bérat. Enfin, tout près de la frontière grecque, en pleine Epire, s'ouvre la baie de Santi Quaranta, capable d'abriter cinq ou six grands navires, et qu'un chemin parfaitement carrossable relie à Monastir en passant par Goritza. Quel que fût d'ailleurs l'endroit choisi pour débarquer, on devait y prévoir l'établissement d'une base, et assurer la protection des bâtiments transporteurs contre toutes surprises. Anglais, Italiens et Français n'étaient pas encore parvenus à s'entendre sur le trajet qu'il convenait d'adopter, quand les Bulgares franchirent le Vardar, assez bas pour se glisser entre nous et les Serbes qui perdaient ainsi toute chance de gagner la Macédoine. Obligés de chercher passage à travers les gorges sauvages de la haute Albanie, ils adressèrent un dernier et pressant appel aux Alliés, afin qu'on assurât leur approvisionnement dans cette nouvelle direction. Renonçant aux combinaisons précédentes, c'était désormais par San Giovanni di Medua et Durazzo; à 60 et 80 milles de Cattaro, qu'il fallait, coûte que coûte, leur apporter les vivres et munitions dont le défaut les eût réduits-à déposer les armes. Or, depuis son adhésion à l'Entente, l'Italie avait assumé le commandement dans l'Adriatique, avec le concours de divisions prélevées sur les escadres française et anglaise. Celle-ci fournissait 4 cuirassés et autant de croiseurs légers. Nous, 12 contre-torpilleurs: Bouclier, Commandant Rivière, Bisson, Magon, Commandant Bory, Protet, Carabinier, Spahi, Aspirant Herber, Enseigne Henry, Lansquenet, Mameluck - ayant le vieux cuirassé Marceau comme ravitailleur et le capitaine de vaisseau Lejay pour chef de division, les torpilleurs de haute mer Arverne, 228, 360, Borée, 281 et 309, avec les sous-marins Ampère, Cugnot, Messidor, Monge, Fresnel et Papin. Petites unités auxquelles venaient s'ajouter deux escadrilles de six aéroplanes envoyées à Venise et à Brindisi, ainsi qu'un certain nombre de chalutiers et de drifters. En dehors de quoi il va sans dire que notre armée navale demeurait prête à intervenir en cas de besoin, appuyée par la flotte britannique de la Méditerranée. Mais la mer Adriatique n'en est pas moins restée quasiment interdite à la navigation des deux partis, tant à cause des incursions auxquelles se livraient leurs escadrilles de toutes sortes, aériennes, sous-marines ou de surface, que des mines à la dérive qu'on risquait de rencontrer un peu partout.


X.PREMIERS SECOURS


On aperçoit d'ores et déjà les difficultés matérielles d'une entreprise qui, débutant par un transport de vivres et de cartouches, allait bientôt prendre les proportions épiques que représente le sauvetage de tout un peuple chassé de ses foyers par l'invasion, désorganisé par la retraite, épuisé par les malheurs, la faim et les épidémies. Ces difficultés ne sont pourtant rien auprès de celles résultant du fait que l'opération sera effectuée par trois grandes nations dont les points de vue n'étaient pas les mêmes... Pendant ce temps-là, les Serbes manquaient de tout en Albanie, où ils étaient reçus à coups de fusil au lieu de trouver les secours promis. Toujours la première à marcher quand il s'agit de faire acte de générosité, la France mit une fois de plus tout en branle pour qu'on leur apportât au moins de quoi ne pas mourir de faim. Le portefeuille de notre Marine venait d'être confié à l'amiral Lacaze, dont il est juste d'associer le nom à celui de M. Briand pour tout ce qui concerne notre action en Orient. Car, si l'un a su décider les puissances de l'Entente à coopérer avec nous, c'est aux sages et précises directions de l'autre que revient le succès d'une suite d'opérations- transport du corps expéditionnaire de Salonique, ravitaillement des Serbes, occupation de Corfou, évacuation de l'armée serbe à Corfou puis à Salonique - dont l'heureuse réussite fait le plus grand honneur à nos officiers et équipages. A peine l'amiral était-il installé rue Royale que des solutions pratiques et immédiates intervenaient dans les différentes questions en suspens. Avec la netteté de décision que donne seule une parfaite maîtrise professionnelle jointe au sens des possibilités, il ordonna d'affréter immédiatement des navires de faible tonnage, lesquels iraient, escortés comme on pourrait, jeter à San Giovanni di Medua et à Antivari les denrées chargées dans le port de Brindisi. Expéditions n'allant pas sans les risques les plus graves, à cause du voisinage de Cattaro, mais qu'il fallait tenter à tout prix. Ainsi, dans la nuit du 22 au 23 novembre 1915, un petit convoi était détruit en mer. A Medua, constamment bombardé par avions et par bateaux, la rade était déjà jonchée de tant d'épaves que les embarcations avaient la plus grande difficulté à circuler. On s'y trouvait d'ailleurs toujours sur le qui-vive, dans l'attente d'une attaque aérienne ou sous-marine, quand toutes deux ne se produisaient pas simultanément, comme il arriva le 26 novembre au cargo l'Harmonie (français). Quelques jours plus tard, le 4 décembre, une division composée d'un croiseur et de sept destroyers autrichiens se présentait devant San Giovanni, y coulait trois vapeurs (français, italien et grec), et poussait jusque dans le golfe du Drin où elle surprenait notre sous-marin le Fresnel, échoué sur un banc. Presque en même temps le transport Re Umberto et le contre-torpilleur Intrepido (italiens tous deux) sautaient sur des mines, au large de Valona. Et des accidents semblables se reproduisaient journellement. C'étaient les Italiens qui avaient la lourde responsabilité de protéger les transports, mais ils se plaignaient que nous leur eussions retiré les douze torpilleurs primitivement destinés à l'Adriatique, en ayant eu besoin pour surveiller nos envois de troupes à Salonique. Lorsqu'il fut possible de les leur rendre, les voyages à la côte albanaise reprirent avec une nouvelle ardeur. « Le ravitaillement de la Serbie se fait d'une façon continue, quoique extrêmement laborieuse, grâce à de petits cargos qu'on achemine sous forte escorte. Il est dirigé, en ce qui concerne les chargements, par le capitaine de frégate anglais Griffin Eady et par le chef d'escadrons français de Staël-Holstein. Les autorités italiennes n'interviennent que pour le départ et la défense en route » - écrivait l'enseigne de vaisseau Rollin, du Marceau. Nous emprunterons au même correspondant un aperçu de ces petites expéditions internationales, auxquelles nos marins prenaient une part des plus brillantes: « Le 11 décembre, un premier convoi formé du Dartmouth (éclaireur anglais) et du Quarto (éclaireur italien), d'une escadrille (franco-italienne) de destroyers et du Bouclier, contre-torpilleur français chargé du dragage des mines, a été dirigé sur Durazzo, où l'on a débarqué 700 tonnes de vivres et le matériel que le chalutier Bisson II (français) nous avait apporté de Malte. Le commandant Lejay avait également fait acheter et embarquer 2.000 kilos de pommes de terre et autant d'avoine que le colonel Fournier (commandant du détachement français à Scutari d'Albanie) avait demandés par télégraphe. » Ici un entracte dû à un coup de vent de bora. « Le 16 au soir, dès que le mauvais temps a cessé, Weymouth (éclaireur anglais), Nino Bixio (éclaireur italien), douze contre-torpilleurs (franco-italiens) et Bouclier (destroyer français) sont partis avec le cargo Brindisi (italien), portant à Medua le million destiné au gouvernement serbe (alors installé à Scutari) ainsi que 343 tonnes de vivres. Pendant le déchargement, le groupe en surveillance a été attaqué par un submersible qui a disparu après canonnade. Depuis le 17 décembre, dans le but de garantir le plus possible les transports entre Italie et Albanie, une croisière permanente de sous-marins a été établie devant le littoral ennemi. E-21 (anglais), Archimède (français), Papin (français) et Nautilos (italien) ont pris la première garde. » Le 29 décembre, on apprenait à Brindisi que le croiseur autrichien Helgoland (3.340 tonneaux, 27 nœuds, sept canons de 100) et les cinq destroyers Llka Triglav, Czepel, Tatra, Balaton (800 tonnes, 33 nœuds, six pièces de 70), venaient de bombarder Durazzo, mettant à dommage le Michael, ravitailleur grec , mais qu'en se retirant le Llka avait sauté sur une mine, tandis que le Helgoland était obligé de donner la remorque au Triglav fortement avarié. Le Dartmouth (éclaireur anglais: 5.250 tonneaux, 26 nœuds, huit canons de 152), le Quarto (éclaireur italien: 3.430 tonnes, 28 nœuds, six pièces de 120 et six de 76) et la première division de contre-torpilleurs français (le Casque en tête) se lançaient immédiatement à la poursuite de l'ennemi, en même temps que le Bixio (italien, comme le Quarto), le Weymouth (anglais, mêmes caractéristiques que le Dartmouth) et une escadrille italienne poussaient les feux pour appareiller deux heures plus tard. Les premiers rencontraient et coulaient le Triglav abandonné par son remorqueur et évacué. Sous la direction du Dartmouth, ils manœuvraient ensuite de façon à rejeter les Autrichiens sur la côte italienne, avec l'espoir, malheureusement déçu, qu'ils y seraient cueillis par le détachement ayant le Bixio comme chef de file.

Le destroyer autrichien Triglav sous le feu de la 1ere escadrille française



Le Lieutenant de Vaisseau Morillot, à droite
Lorsque les canonniers de nos torpilleurs tiraient sur l'ennemi en fuite, ils étaient loin de se douter qu'ils risquaient d'atteindre des camarades à eux. Les Autrichiens venaient, en effet, de recueillir l'équipage - moins le commandant et deux hommes - d'un sous-marin français qui avait sombré en les attaquant, à leur sortie du port. Fait que, jusqu'à ces derniers jours, nous ne connaissions guère que par les rapports des prisonniers provenant du Llka coulé le lendemain sur une mine. Depuis, le premier maître Jaffry et le quartier-maître Mahé sont rentrés de captivité comme grands blessés, et c'est d'après leurs témoignages que je vais pouvoir reconstituer un des plus glorieux épisodes dont notre Marine ait le droit de s'enorgueillir. La nuit où la flottille dont il a été question précédemment débouchait de Cattaro, le Monge était de faction devant. Commandé par le lieutenant de vaisseau Roland Morillot, il appartenait à cette classe de submersibles qui doivent employer une machine à vapeur afin de recharger leurs accumulateurs de plongée. Ah! si nos sous-marins eussent été aussi bien outillés que ceux des Allemands, tous munis de moteurs à combustion interne (système Diesel), et si on les avait utilisés dès le début, qui sait les services qu'ils n'auraient pas rendus ? De toutes façons, nous n'en serions pas à déplorer la perte inutile de tant de braves qui se firent prendre, ou tuer - et de quelle mort! - en réalisant des coups d'audace dont pas un de leurs adversaires ne s'est montré capable. Car on n'a encore vu que les nôtres à nous, pour tenter et réussir l'incroyable tour de force de pénétrer dans un port de guerre ennemi, comme le Cugnot à Cattaro (à deux reprises, les 26 et 29 novembre 1914) ou le Curie à Pola (25 décembre de la même année), exploits que je compte relater prochainement, grâce à des documents attendus. Rejetant le manteau de plomb qui l'étouffait depuis treize heures qu'il croisait sous l'eau, le Monge était remonté en surface le 28 au soir. Instant après lequel chacun soupirait, et nul avec autant d'impatience que Tango, la mascotte du bateau. C'était un petit chien de race plus ou moins arabe qui un jour, à Bizerte, avait suivi un second maître rentrant à bord. Tout de suite adapté à sa nouvelle existence, il se montra excellent marin, et de bonne garde au mouillage. Quand on naviguait à découvert, il se portait le plus de l'avant possible, aboyait aux lames et flairait la terre à travers les embruns. Mais il supportait mal les longues plongées, tombant presque inanimé sur le parquet si on n'avait pas soin de le hisser dans le casque, où l'air respirable refluait d'en bas. Une fois, au golfe Juan, il avait tiré une bordée de dix jours, à la suite de quoi il était reparu avec la queue coupée, probablement par les gamins du pays. Dame, tout n'est pas rose, dans le métier de coureur d'aventures! Choyé par l'équipage entier, Tango avait plus spécialement adopté le commandant qu'il suivait toujours. Et c'est parce qu'il disparut avec lui qu'il m'a semblé permis d'associer le souvenir du pauvre animal à celui d'un héros. Semblablement, aux pieds du preux dont ils élevaient le pompeux mausolée, les imagiers d'autrefois plaçaient son plus fidèle compagnon...



XII.ATTAQUE DE NUIT

Aussitôt les vanneaux ouverts, la double machine à vaveur avait été mise en marche, celle de tribord actionnant les dynamos, l'autre les hélices. Le Monge restait à une quinzaine de milles dans le Sud de la pointe d'Ostro, bec du goulet de Cattaro. Mer belle, légère brise de Nord, quelques nuages derrière lesquels un morceau de lune allait s'effaçant. A minuit, un feu brille et s'éteint sur Ostro. Signal de quoi ? Le commandant Morillot redouble de surveillance, les yeux braqués dans la direction du chenal par où l'ennemi peut survenir à tout moment. Vers 2 h. 15, aperçu deux fumées dont le gisement ne laissait aucune incertitude sur leur provenance: c'étaient évidemment des Autrichiens. Grande joie à bord du Monge, où il y avait si longtemps qu'on attendait ce moment-là ! Seulement, la nuit, rien de plus difficile que de reconnaître qui vous arrive dessus. On ne sait jamais s'il s'agit d'un dreadnought à l'horizon ou d'un petit bateau tout près. C'est comme cela que, dans les mêmes parages, un de nos torpilleurs prenait de très loin, un cuirassé de son escadre pour un submersible ennemi émergeant à courte portée, et le canardait furieusement, - sans le moindre succès d'ailleurs, les hausses étant réglées à quelques centaines de mètres, au lieu des milliers qu'il aurait fallu. Morillot ne se doute donc ni du nombre ni de l'espèce des adversaires que la fortune lui amène à combattre. Mais, sans perdre un instant, il a rappelé aux postes de plongée, et s'est enfoncé à 7 mètres de profondeur, de manière à conserver la vue au périscope de nuit, plus clair que celui de jour. Bientôt après, en plus de deux fumées déjà signalées, lui apparaît une masse noire, brusquement surgie de l'ombre et qui grandit très vite. Les mesures sont immédiatement prises pour attaquer: « Disposez la carcasse (appareil de lancement latéral) bâbord ! Desserrez les freins ! Paré à lancer! » Le but n'est plus qu'à quelques degrés de l'angle favorable à l'envoi de la torpille, et celle-ci va partir... A cette minute précise, de toute la vitesse de ses 30 nœuds, fonce un quatrième ennemi, que personne n'a vu venir. Il passe comme l'ouragan au-dessus du sous-marin dont il ne soupçonne pas davantage la présence, mais que sa quille heurte assez violemment pour l'envoyer presque par le fond. Le kiosque est défoncé, la mer s'engouffre par le panneau de sécurité encore ouvert. Accident plus grave: le panneau d'embarquement des accumulateurs à reçu un tel renfoncement qu'il fuit comme un panier, laissant tomber de l'eau de mer sur les bacs à acide sulfurique, d'où se dégagent d'abominables vapeurs. Le bateau a pris une pointe de 30 à 40 degrés, l'arrière en bas, jetant tout le monde contre les cloisons des divers compartiments et, dans l'obscurité que produit un court circuit général, ceux du Monge se sentent descendre avec une rapidité vertigineuse...

Tango, la mascotte du Monge


XIII. UN CHANT SOUS LA MER..


C'est dans de pareilles circonstances que chef et équipage donnent leur vraie mesure, et ici tous deux vont se montrer dignes l'un de l'autre. Précipités par la cascade qui vient d'envahir le kiosque où ils se tenaient, Morillot et l'homme de barre ont dégringolé dans le poste central, en fermant le panneau de sécurité derrière eux. « Cramponné à la table du périscope, le commandant fait tête à ce coup du destin. C'est l'homme de l'heure, que rien ne démonte. Il ordonne de chasser partout (l'eau des ballasts qui ont été remplis pour plonger), et répète plusieurs fois: « Chassez 1 chassez! » Mais l'air comprimé ne parvient pas à expulser l'eau, et nous continuons à descendre. La coque grince de toutes parts, surtout à l'arrière (qui, par suite de l'apiquage du bateau, se trouve à une vingtaine de mètres plus bas et sous deux atmosphères de pression de plus que l'avant). C'est le cœur d'acier du Monge qui résonne. Nous devons avoir 60 à 70 mètres d'eau sur la tête, sinon davantage. Croyant que c'est la fin, nous chantons la Marseillaise » - relate Jaffry, l'irréprochable patron du navire, autrement dit le premier maître (adjudant) qui en a charge après le commandant et l'officier en second. Un solide Breton d'Audierne, enfant de la mer, et de la plus mauvaise, avec une tête énergique éclairée par des yeux pleins de rêve, tout à fait le personnage que laisse deviner son récit primesautier et colôré, dont l'absence de recherche représente peut-être le comble de l'art. La scène est une des plus tragiques que l'apparition des submersibles ait ajoutées au vieux répertoire des drames de la mer. Et comme il est malheureusement très rare que les acteurs en reviennent, profitons de l'occasion pour essayer de nous la représenter avec un peu plus de détails, car elle en vaut la peine. Les souvenirs du quartier-maître Mahé, autre prisonnier rendu, vont nous y aider. L'abordage ayant déterminé un coup de feu aux batteries électriques, les turbines ont stoppé en même temps que les lampes se sont éteintes, même celles de secours. Mais si l'on ne voit rien, on entend tout, et chaque bruit retentit comme un glas : sourd grondement des eaux engloutissantes, chutes inquiétantes de gens et de choses, questions anxieusement posées, débâcle des accus les uns par-dessus les autres, sinistres craquements de la carène sous une pression de plus en plus formidable. Ça sent partout le brûlé, et d'infectes émanations de chlore, avant-courrières de l'asphyxie, prennent les hommes à la gorge. Le pauvre chien Tango est affalé quelque part entre les deux chaudières... Tout d'un coup, de cette antichambre de la Mort s'élève un chant... Au cœur d'acier du Monge ont répondu ceux de nos marins, d'un métal encore mieux trempé. Ils chantent! Si les tôles commencent à céder, eux ne bronchent pas. Ainsi que les Gaulois leurs ancêtres, ils n'ont peur de rien, et le manifestent en entonnant l'hymne pour la France à 70 mètres sous l'eau. Oui, dans leur espèce de cage à demi renversée qui menace de s'écraser comme une coquille d'œuf que l'on serre un peu trop fort, ils chantent ! Aucune galerie devant laquelle crâner cependant, et, s'ils y restent, nul ne saura jamais comment ils auront fini - peu importe: c'est pour eux-même qu'ils chantent, possédés du sublime délire qui fait les martyrs et les héros. Ah ! de quelle façon jamais honorer assez de pareils hommes ? Rétabli à tâtons, un éclairage de fortune a révélé toute la gravité de la situation. Les aiguilles des manomètres sont à bout de course, et leur fixité prouve que l'on a largement dépassé les profondeurs permises au Monge. Et pourtant, la main sur 1a commande des plombs de sécurité, sa dernière sauvegarde, Morillot hésite encore à les lâcher. Allégé de leur poids, le sous-marin remontera sans doute à la surface, mais pour se voir aussitôt pris, étant donné qu'il lui sera désormais interdit de plonger. Tant pis, et à Dieu vat! on jouera le tout pour le tout. S'il fait bon vivre, il est beau de mourir pour la Patrie. Et le silence des hommes, qui répond à son immobilité, signifie leur acquiescement au sacrifice... Sous la direction du commandant, praticien hors ligne, les mécaniciens sont, entre temps, parvenus à remettre les turbines en marche, et voilà que les craquements diminuent, puis cessent. A la lueur d'une allumette que frotte le second, l'enseigne de vaisseau Appell, on voit le grand manomètre décoller de son maximum (45 mètres) : « Courage! s'écrie-t-il, nous remontons. » Or, la carapace intérieure n'ayant pas d'avarie essentielle, rien n'empêchera de reprendre la lutte, et c'est la seule pensée de tous. Vite, aux périscopes, afin de chercher l'ennemi. Hélas! l'un des deux a été défoncé, et le second ne joue plus. Le Monge est aveugle...




XIV.DERNIER COUPLET DU MÊME
C'est le Llka qui a passé sur le sous-marin. Il s'en est aperçu au choc ressenti, et a donné l'alarme à ses camarades, dont les projecteurs fouillent maintenant la mer. Les gueules des canons suivent les faisceaux lumineux dans leurs recherches, prêtes à cracher sur tout ce qui se montrera. Trahie par les remous de son casque, la réapparition du Monge est saluée par un feu des plus nourris. Quatre obus éclatent tout contre, sans toutefois entamer la coque principale, celle qui assure l'étanchéité. Pour échapper à la capture, pas d'autre alternative que de s'immerger, quels qu'en soient les risques dans l'état où se trouvent actuellement les appareils. « Aux postes de plongée! Ouvrez les purges! » Mais, à peine l'ordre a-t-il reçu un commencement d'exécution, qu'un projectile fait explosion dans la niche du périscope bâbord, créant une voie d'eau irrémédiable. Cette fois, rien ne pourra plus empêcher le Monge de sombrer. Alors seulement, le commandant se décide à lâcher les plombs. Puisque son navire est perdu, il profitera du répit que va donner ce délestage momentané pour le faire évacuer. Après avoir refermé les purges, il ordonne d'ouvrir le panneau avant, l'unique à ne pas se trouver sous l'eau, et y conduit lui-même ses hommes. « Pas par là, mon petit - indique-t-il à ceux qui se trompent - par ici. Les premiers arrivés sur le pont se jetteront à la mer, afin de montrer que le Monge coule, et arrêter le feu de l'ennemi. » En haut, les coups de balais des phares électriques éclairent les hommes qui sautent a la mer au fur et a mesure que le bâtiment s'enfonce. Les Autrichiens ont cessé le tir. Car ils ne sont pas aussi inutilement ni surtout aussi lâchement inhumains que les Allemands. « Nous allons de l'avant, chantant la Marseillaise et criant: « Vive la France! (Lettre de maître Jaffry.) Puis plus rien sous les pieds. Adieu, Monge! Entraînés un instant, nous buvons une tasse, après quoi nous remontons sur l'eau. Nous ressentons une forte décharge; (explosion du Monge ? départ accidentel de la torpille dont il sera question ci-après ?). Les débris du pont flottent et nous aident à surnager. Nous nous tenons à 12 sur la planche de débarquement, les mains dessus, nageant avec les pieds. Nous passons ainsi une bonne demi-heure, nous appelant et nous encourageant, tantôt éclairés, tantôt dans le noir. Les quartiers-maîtres Morel et Goulard manquent. Nous avons entendu Morel appeler, mais il avait disparu avant qu'on ait pu lui porter secours. Quant à Goulard, cependant monté un des premiers, personne n'a su comment il s'était noyé. Enfin, deux des ennemis mettent chacun une embarcation à la mer et nous sommes ramassés, 18 et l'officier en second sur le Balaton, les 7 autres à bord du Czepel. » (Pour expliquer son retard à recueillir les naufragés, le commandant du Balaton a allégué une torpille du Monge. qui serait partie toute seule, au dernier moment, et qu'il pouvait croire intentionnellement lancée sur son bâtiment.)


XV. A L'IMPÉRISSABLE MÉMOIRE DE ROLAND MORILLOT


Dans ce double combat du Monge, à la fois contre l'ennemi et contre la mer dont il finit par devenir la proie, on se demande ce qu'il convient d'admirer davantage, du sang-froid, de l'inébranlable fermeté ainsi que de la maestria du commandant, ou de l'obéissance absolue, sans réserve, du dévouement jusqu'au bout d'un équipage qui, miraculeusement sorti du gouffre, n'hésite pas un instant à entreprendre une seconde plongée dont il avait toutes les chances de ne pas remonter. Mais ce n'est pas tout. Il nous reste à raconter l'immolation de Morillot, apothéose de cette lutte héroïque. Demeuré seul à bord, tout seul avec le chien Tango qu'on a oublié, ou pas retrouvé; il s'est laissé engloutir en même temps que son bateau, sans qu'on l'ait vu esquisser un geste pour se sauver. Et comme il s'agit ici d'un fait unique, en passe de devenir légendaire dans les fastes de la Marine, j'ai interrogé mes deux témoins à fond. Premièrement maître Jaffry. « Ce que je sais de notre regretté commandant ? Il n'est pas monté sur le pont. Il est resté à son poste. Très calme, la main sur la caisse d'assiette, il regardait le manomètre de profondeur et suivait le mouvement de descente du navire. Dans sa pensée, sûrement il se disait : «( Pourvu que tous mes hommes montent à temps ? » Aux derniers il recommande de faire vite, et ceux qui vont chercher le panneau arrière, il les prend par le bras pour les remettre dans le bon chemin. Ce qu'il a fait quand il a vu tout le monde monté, je l'ignore, mais il m'a semblé que le navire s'est mis à descendre plus rapidement. L'équipage vous dira de même. Une fois seul, il aura pu ouvrir les purges des ballasts centraux, qu'il avait sous la main, pour faire couler le Monge plus vite, crainte de le savoir seulement effleuré par la main des Boches. C'est sans doute ce qu'il a fait, mais je ne l'ai pas vu, ni personne. Et, dans tous les cas, il est une chose que je puis assurer, ainsi que tous mes hommes, c'est que notre regretté commandant, quoi qu'il advienne, aurait fait disparaître son navire, et que lui-même n'aurait jamais été fait prisonnier. » Le quartier-maître Mahé , un des deux derniers à avoir vu Morillot, était dans le poste central; il y trouve le commandant qui lui serre la main... « Le quartier-maître Brave était là aussi, très calme - raconte-t-il. Le commandant nous a dit: « Notre pauvre Monge est perdu, mais vous avez encore le temps. Passez par ici, mes enfants. » Il nous a ouvert la porte du compartiment des accumulateurs et nous a dit: « Au revoir et bon courage, mes enfants! » Je n'ai pas osé lui dire de monter avec nous, car je voyais qu'il s'était résigné à mourir avec le Monge. Du reste, il l'avait fait savoir auparavant au quartier-maître de timonerie. » De ces deux témoignages il résulte que, fermement décidé à ne pas voir le Monge devenir un trophée pour l'ennemi, Morillot aurait attendu que le dernier de ses hommes fût sorti pour activer la descente au fond par tous les moyens à sa disposition. Mais, après ? La mort l'a-t-elle surpris dans l'accomplissement, de cet acte surérogatoire ? Le temps lui-t-il manqué pour remonter ensuite ? Ou, ainsi que l'équipage en est persuadé, est-ce de propos délibéré qu'il n'aura pas voulu survivre à la perte de son bâtiment - soit révolte d'un grand cœur contre la fortune adverse, soit sursaut d'orgueil patriotique, soit tout autre motif capable de déterminer une résolution aussi farouche ? Autant de questions qui ne recevront jamais de réponses, car les dires de Jaffry et de Mahé ne sont que des présomptions. Contentons-nous donc de saluer la fin sublime de Morillot comme on s'incline devant tout ce qui dépasse la commune mesure, et que le reste demeure un secret entre sa conscience de marin sans peur ni reproche et la foi qui était la sienne. D'aucuns ont cependant estimé qu'un pareil sacrifice était inutile, étant donné que le Monge allait inévitablement s'abîmer. D'abord on n'est jamais sûr de rien, surtout dans un semblable moment. Et puis, ainsi que me l'a noblement écrit le beau-père de Morillot, le vice-amiral de Marolles, « non seulement des faits comme celui-là honorent notre pays, mais ils sont nécessaires pour susciter et exalter la contagion de l'héroïsme indispensable au salut de la France. Je ne peux donc qu'approuver Morillot. Et pourtant je l'aimais comme un fils, autant que l'enfant de dix-neuf ans que je viens de perdre devant Verdun.» Certes, Morillot n'est pas le seul de nos commandants ayant poussé le scrupule du devoir jusqu'à la plus extrême limite. Avant et après lui, nombreux furent les officiers qui ont péri avec leur bâtiment, plutôt que de sauter à l'eau pour apprendre ensuite qu'ils avaient laissé quelqu'un derrière eux. Ainsi sont glorieusement morts le capitaine de vaisseau Rageot de La Touche (Bouvet, 18 mars 1915), le contre-amiral Sénès et le capitaine de vaisseau André (Léon Gambetta, 27 avril 1915), le capitaine de frégate Vesco (Provence II, 25 février 1916), le lieutenant de vaisseau Kerboul (Gallia, 14 octobre 1916), le capitaine de vaisseau Delage (Danton, 19 mars 1917), tous refusant héroïquement de se laisser sauver. Et je ne parle pas de beaucoup d'autres dont nous ne savons malheureusement rien ou presque, comme le lieutenant de vaisseau Théroinne (Mousquet, 28 octobre 1914), le lieutenant de vaisseau Fournier (Saphir, 15 janvier 1915), le lieutenant de vaisseau Aubert du Petit-Thouars de Saint-Georges (Joule, 1er mai 1915), le capitaine de frégate Causse (Amiral Charner, 8 février 1916), le lieutenant de vaisseau Hardy (Renaudin, 18 mars 1916), l'enseigne de vaisseau de 1re classe Barthes (Montaigne, 27 octobre 1916), l'enseigne de vaisseau de 1re classe La Porte (Blanc Nez, 27 octobre 1916), l'enseigne de vaisseau de 1re classe de Boutray (Saint Hubert, 30 octobre 1916), le lieutenant de vaisseau Boussès (Yatagan, 3 décembre 1916), le lieutenant de vaisseau Ladonne (Surprise, 3 décembre 1916), le capitaine de vaisseau Guépin (Suffren, fin novembre 1916) et le capitaine de frégate Lacaze (Cassini, 28 février 1917), dont pas un n'a voulu abandonner le vivant morceau du sol de la patrie qui lui avait été confié . Mais je ne crois pas les amoindrir en plaçant l'héroïsme de Morillot encore au-dessus des leurs. Je suis même certain d'être l'interprète de la Marine tout entière en exprimant le vœu que son nom soit porté par un de nos grands croiseurs, comme jadis celui de l'enseigne Bisson qui, après avoir donné ordre d'évacuer le brick Panayoti, qu'il commandait, se fit sauter avec, plutôt que de le rendre à des pirates grecs (5 novembre 1827). Car déjà dans ce temps-là - quinze jours après Navarin! - les Grecs ne résistaient pas à la tentation de tirer dans le dos de ceux qui se battaient pour leur cause. « Aux sous-marins, nous qui savons mieux que personne ce que peut être une tragédie comme celle du Monge, nous restons muets d'admiration. Mais il faut que cette page si glorieuse et si simplement belle demeure un exemple et un motif de fierté pour tous » - écrit le lieutenant de vaisseau Lorfèvre, chargé, avec son camarade Devarenne, de recueillir les déclarations des rapatriés du Monge. Les Italiens ne nous ont d'ailleurs pas attendus pour glorifier notre héros. Par un ordre du jour du 14 avril 1916, S. A. R. le duc des Abruzzes se plaît à payer un juste tribut d'hommages à « l'héroïque élan de sacrifice dans lequel le lieutenant de vaisseau Morillot voulut demeurer à bord de son bâtiment qui coulait. Sa Majesté le roi, pour honorer cet acte, di puris,sima virtu marinara, a daigné lui conférer motu proprio la médaille d'or de la Valeur militaire. » Distinction tellement rare qu'aucun officier de la marine italienne ne l'avait encore obtenue pendant la présente guerre. En transmettant la décision royale au commandant de Cacqueray, le vice-amiral Cutinelli-Rendina, chef de la deuxième escadre, ajoutait: « Son souvenir restera l'objet de notre culte et de notre admiration. » Voici enfin, dernier témoignage et peut-être le plus touchant de tous, la lettre que l'équipage prisonnier du Monge écrivait à la veuve de son commandant, Mme Roland Morillot née de Marolles:
« Camp de concentration de Deutsch Gabel (Bohême), le 20 février 1914. »
Madame, Malgré l'éloignement, nous joignons notre douleur à la vôtre pour pleurer la mémoire de celui qui restera malgré tout notre commandant. Frappé par un coup du destin alors que la victoire souriait éclatante, le commandant Morillot est mort en héros après avoir fait l'impossible pour sauver son navire et son équipage. Pur et noble exemple de bonté, de travail, de courage et de vaillance, tous nous l'aimions, mais combien en mille il savait nous le rendre. De toujours nous en souvenir nous faisons le serment.
» Veuillez recevoir, madame, l'hommage de notre profond respect.
» L'équipage du Monge . »


XVI. LES SERBES ARRIVENT A LA COTE


Après une retraite dont les lamentables péripéties sont encore présentes à toutes les mémoires, les premiers détachements serbes atteignaient enfin les bords de l'Adriatique.
Tout ayant été dit sur leur effroyable état d'épuisement, je n'y ajouterai que les quelques lignes suivantes, empruntées à l'un de mes correspondants: " Des uniformes en lambeaux, peu ou point de vivres depuis de longues semaines, marcher nuit et jour dans la neige avec l'ennemi qui harcelait sans cesse, des malades et des blessés qu'on ne pouvait soigner, toutes ces misères avaient réduit les troupes serbes à la plus déplorable condition. Les soldats portaient des savates à bout pointu orné d'un gros pompon de laine, ou s'enveloppaient les pieds de bandelettes d'étoffe ou de cuir. Cette absence de chaussures leur permettait de marcher pour ainsi dire sans bruit. Le passage de ces régiments composés d'hommes minés par la fatigue et la faim, hâves, voûtés, en haillons, qui avançaient lentement, en ondulant, comme un défilé d'ombres aux pas ouatés, était une véritable vision de cauchemar. " - " C'est peut-être le plus grand crime des temps modernes qui est en train de se commettre ", disait le colonel Broussaud, chargé de les recevoir à Durazzo. Tels qu'ils arrivaient, la nécessité s'imposait de les transporter quelque part où ils puissent se refaire. La question était de savoir où l'on donnerait asile aux infortunés Serbes. Suivant son habitude, ce fut encore et toujours la France qui se montra la plus secourable à leur égard, offrant de les recueillir en Tunisie. De petites unités, torpilleurs, chalutiers, cargos, devaient les prendre à Durazzo et à San Giovanni di Medua pour les conduire à Brindisi et à Valona, d'où de grands navires les auraient emmenés à Bizerte. A cet effet, nous envoyions immédiatement les paquebots Natal, Sinaï et Arménie, ainsi que les deux croiseurs cuirassés, Jules Michelet et Victor Hugo, que quatre autres devaient suivre. En même temps ralliaient tous les petits bâtiments disponibles pour faire la navette entre l'Albanie et l'Italie, et assurer la protection du transport à Bizerte.
Personne qui ne connaisse la pénible et touchante odyssée du roi Pierre, arrivant à Durazzo et gagnant de là Valona sur un caisson d'artillerie traîné par des bœufs. Une escadrille italienne le fit passer à Brindisi; mais il refusa l'hospitalité italienne pour aller attendre son armée à Salonique, où elle devait bientôt reprendre magnifiquement sa place parmi les combattants de la Justice et du Droit. Ce furent deux de nos contre-torpilleurs, le Mameluck et le Spahi, qui eurent l'honneur de le conduire à destination.
En même temps que se continuait le ravitaillement par les ports albanais, le personnel de la cour, les ministres, la Skouptchina, les membres des différentes missions, françaises, anglaises et russes, y étaient successivement embarqués. Tout cela grâce à la prodigieuse activité des flottilles alliées qui, la nôtre en tête, se dépensaient sans compter afin d'arriver à sauver tout le monde avant que l'ennemi ne débouche à son tour. Elles étaient placées sous le commandement des amiraux Cutinelli-Rendina (Italie), Troubridge (Angleterre) et du capitaine de vaisseau Lejay (France) - ce dernier remplacé le 8 janvier 1916 par le capitaine de vaisseau de Cacqueray, pour être spécialement détaché auprès de S. A. R. le duc des Abruzzes, commandant en chef des forces navales italiennes. Car la besogne se compliquait tous les jours, en même temps qu'elle devenait plus urgente et plus périlleuse.
Mais on doit bientôt reconnaître que le transport en. Tunisie serait d'une lenteur incompatible avec les progrès de l'ennemi, lequel menace le Loveen et descend déjà le long de la côte, sans que Serbes ni Monténégrins soient désormais capables de leur offrir une résistance de quelque durée. Par ailleurs, l'apparition du typhus et du choléra rend des plus dangereux, au point de vue de la contagion, l'enlèvement à grande distance des malheureuses troupes qu'il s'agit d'évacuer. Il faut leur trouver un refuge suffisamment. rapproché pour que l'opération puisse s'opérer avec la plus extrême célérité jointe au minimum de risques. Corfou, par exemple, dont le climat convient merveilleusement au rétablissement des malades. A 60 milles du port d'embarquement le plus éloigné, cette île privilégiée offrait en outre une rade de toute sûreté, et de nombreux îlots où isoler les contaminés. On ne pouvait mieux choisir, étant donné que la Grèce se trouverait dans l'impossibilité morale et matérielle de refuser l'hospitalité aux frères d'armes qu'elle avait si piteusement lâchés. Continuant l'œuvre si bien commencée, ce fut M. Briand qui négocia les accords nécessaires, et la France que les Alliés chargèrent de les mettre à exécution sans aucun retard.


XVII. CEUT DONT ON NE PARLE JAMAIS ASSEZ


Peu d'opérations ont été aussi bien combinées et réussies que celle de Corfou, A peine résolue par notre gouvernement (5 janvier 1916), l'amiral Dartige du Fournet, commandant en chef l'armée navale de la Méditerranée, recevait l'ordre télégraphique de l'exécuter sur-le-champ, toute latitude lui étant laissée quant aux moyens. Les Serbes continueraient à être dirigés sur Bizerte (au nombre d'environ 13.000, dont moitié hospitalisés, parmi lesquels se produisit assez longtemps une moyenne journalière de 8 à 1O décès par suite de choléra ou de typhus) jusqu'à ce que l'île fût prête à les recevoir et que l'on eût assuré la sécurité des convois. Car impossible d'acheminer des bateaux sur une route quelconque sans l'avoir préalablement draguée et couverte. d'un réseau de patrouilles contre sous-marins.
Or, simultanément avec le transport de l'armée. serbe, nous avions à conduire l'évacuation des Dardanelles, ainsi que le débarquement et le ravitaillement de troupes de plus en plus nombreuses à Salonique. On voit d'ici quel gigantesque remue-ménage ! Disons immédiatement, que, grâce aux dispositions prises, les risques encourus se trouvèrent partout réduits au minimum, et qu'en ce qui concerne spécialement les Serbes, aucun d'eux ne fut victime d'un accident de mer ni d'un torpillage. Résultat tout à la louange de nos, marins qui en furent les principaux artisans et y gagnèrent l'admiration des Anglais et des Italiens. Il n'y a guère que la France où le public se désintéresse suffisamment de ce qui se passe sur mer pour ne pas avoir applaudi comme il convenait à un aussi beau succès.
En m'efforçant de faire un peu mieux connaître la splendide besogne accomplie par l'admirable corps auquel j'ai eu l'honneur d'appartenir, je laisserai, comme d'habitude, le plus souvent possible la parole à mes correspondants de tous grades. Ecrits entre un coup de vent et une alerte de submersible, fleuris d'expressions empruntées au langage, tout spécial et si pittoresque en usage à bord, leurs récits ont, en effet, une puissance évocatrice auprès de laquelle pâliraient même les pages de nos plus grands écrivains. Lorsque l'oiseau chante, les virtuoses n'ont qu'à se taire et à écouter. Surtout quand ce sont des lettres de matelots. Adorablement naïves, elles nous révèlent des âmes patientes et généreuses, gaies, comme tout ce qui est resté simple, d'une fantaisie jamais banale et capables des plus exquises délicatesses. Quant au dévouement, nous venons de voir les hommes du Monge. C'est pourquoi je ne manque jamais l'occasion, chaque fois qu'elle se présente, de mettre en scène ces modestes serviteurs du pays dont les cœurs de héros battent sous la chemise de laine et le col bleu du Mathurin. Car, sur mer comme sur terre, c'est le peuple, l'obscur et innombrable concours des humbles, d'autant plus méritant qu'ayant davantage à perdre et moins à gagner, qui a le plus souffert et le plus superbement triomphé de tout. Gloire à eux d'abord!
Mais il serait souverainement inique de ne pas rendre la même justice aux chefs qui les commandent, à ces indispensables entraîneurs d'hommes sans l'expérience et l'ascendant moral desquels la vaillance et le nombre demeureraient impuissants. Après le tribut payé en bloc aux sauveteurs de l'armée serbe, il me reste à remplir l'agréable devoir de nommer ceux qui ont eu la lourde charge d'en diriger les phases successives, tels que les amiraux de Gueydon et de Bon, les capitaines de vaisseau Fatou et de Cacqueray. Ayant été leur ancien à tous, j'userai de la liberté dont jouissent chez nous les vétérans du métier pour dire familièrement, ce que je sais d'eux, et rappeler les titrés éclatants qu'ils ont acquis à notre reconnaissance.


XVIII. LEURS CHEFS


De Gueydon, c'est l'homme de Corfou. Avisé autant qu'énergique, il saura prendre les décisions opportunes et résoudre ou aplanir les innombrables difficultés de chaque jour. La sûreté de ses méthodes et sa belle humeur inspireront une telle confiance au Prince régent de Serbie que celui-ci s'en remettra entièrement à l'amiral français pour mener à bien l'oeuvre immense de recevoir 150.000 Serbes mourant de faim sur une île où tout était à créer, à commencer par la défense contre les requins qui rôdaient alentour, et de les réexpédier trois mois plus tard à Salonique avec le même bonheur. En le revoyant ces temps derniers, nouvellement promu vice-amiral, je l'ai retrouvé tout pareil au bon gros garçon plein de finesse et d'entrain qu'il était à l'Ecole navale, montrant dès lors un véritable tempérament de marin et, quoique fils d'amiral, aussi peu " malle en cuir " que possible, comme on disait dans ce temps-là. Aujourd'hui, le voilà un de nos grands chefs de mer.
Tout différent est l'amiral de Bon. Menu et nerveux, mais donnant tout de suite, à qui l'aborde, l'impression de se trouver en face d'un caractère. La franchise et la résolution se lisent effectivement, et à première vue, dans ses yeux bleus d'acier, dont le clair regard illumine une physionomie des plus avenantes. C'est un technicien émérite qui possède également le don de l'organisation et joint les larges vues d'ensemble à la faculté de n'omettre aucun détail. Jeune contre-amiral et sous-chef d'état-major général au début des hostilités, il avait déjà installé et remarquablement commandé les bases de Seddul-Bahr et de Salonique, quand il vint coopérer à l'établissement de celle de Corfou. Depuis, il a été pourvu de sa troisième étoile, car la guerre l'a mis tout à fait en première ligne parmi ceux de nos amiraux dont la Marine attend le plus. A la hauteur de tous les devoirs, il n'y aura jamais de responsabilité trop écrasante pour lui.
Le commandant Fatou a été le brillant chef des patrouilles en Méditerranée. Il y a reproduit et adapté à un autre milieu les méthodes inaugurées dans la Manche par le commandant Merveilleux du Vignaux, autre officier général des plus remarquables, dont je raconterai une autre fois la rude et fructueuse campagne. Tous deux y ont en effet gagné, et bien gagné, le grade de contre-amiral. Marin comme les cordes, de jeune et fière allure, Fatou est de ceux, en majorité actuellement, qui ont adopté le " chic-anglais, visage rasé net, manières rondes et mise de la dernière correction. Un peu plus de tenue et de discipline sont d'ailleurs les seules choses que nos marins, comme nos soldats, puissent envier à qui que ce soit dans le monde. Et cela, depuis le déplorable relâchement toléré chez eux, sinon encouragé, par certains mauvais bergers que les hasards de la politique avaient donnés à deux genres de troupeaux dont il faudrait, s'il était possible, doubler les forces de cohésion, bien plutôt que chercher à les détruire. Fatou et ses chalutiers seront au premier rang parmi les protagonistes de l'action qui va suivre.
Pas de situation plus épineuse que celle du capitaine de vaisseau de Cacqueray. Etabli à Brindisi, sur le Marceau, il avait le commandement des flottilles de contre-torpilleurs et de sous-marins qui, en liaison avec les Anglais et les Italiens, mais sous l'autorité supérieure de ces derniers, devaient à la fois protéger nos convois à travers l'Adriatique et se porter à la rencontre de l'ennemi, quand il venait attaquer les points d'embarquement où nous allions prendre les Serbes. Il y fallait autant de tact que de qualités militaires, ce qui était précisément le cas du commandant de Cacqueray. Sous son audacieuse direction, nos flottilles de l'Adriatique se sont couvertes d'une gloire dont, bonne part lui revient de droit. Je me permettrai d'ajouter que ses rapports montrent qu'il sait voir juste et loin.
Trop nombreux sont, malheureusement, les commandants et officiers placés sous les ordres de ces chefs incomparables pour que je puisse en parler. Autrement que quand les circonstances amèneront leurs noms sous ma plume. C'est le même genre de regret que j'ai déjà éprouvé en racontant l'épopée de Dixmude et l'héroïque aventure des Dardanelles. Car si nos officiers de marine forment une élite où l'ardeur sacrée, l'abnégation la plus complète, le courage sans défaillance et la valeur professionnelle sont de tradition constante, si tous ont inlassablement et magnifiquement donné de leur personne, chacun sait que, à la guerre comme ailleurs, la fortune est une capricieuse, dont les faveurs ne vont pas toujours à qui a le plus fait pour les gagner.


XIX. A CORFOU


Dès le 7 janvier, une première escadrille de dix chalutiers part de Malte pour se livrer à une reconnaissance préalable autour de Corfou, draguer les mines et écarter les sous-marins. Une seconde équipe la suit à quarante huit heures d'intervalle, de manière à ne pas trop éveiller l'attention des espions ennemis qui foisonnent partout. Trois torpilleurs de grand'garde, que couvre le Lavoisier, et sept chalutiers portant des filets contre submersibles complètent le réseau protecteur à l'abri duquel les gros bateaux vont pouvoir opérer.
Le 8, les croiseurs cuirassés Edgar Quinet (pavillon du vice-amiral Chocheprat, chargé de procéder à l'occupation), Waldeck Rousseau (contre-amiral de Gueydon), Ernest Renan, Jules Ferry et cinq torpilleurs, qui se trouvaient réunis à Bizerte, reçoivent ordre d'embarquer un bataillon de chasseurs alpins (le 6e, commandant Melle-Desjardins) avec armes, bagages, mulets, et de prendre leurs dispositions pour appareiller au premier signal. La nuit suivante, départ à 2 heures du matin pour destination inconnue de tous, sauf du chef, avec un enthousiasme auquel ajoutait le mystère gardé sur le but de l'expédition.
Pendant la nuit du 10 au 11, le consul de France à Corfou va réveiller le préfet grec afin de lui annoncer l'arrivée imminente de notre escadre et le prévenir de ce qu'elle vient faire dans l'île. Après avoir reçu la protestation en forme de ce fonctionnaire, il descend vers le port où personne ne se doute encore de rien. Avec lui attendent les guides et automobiles nécessaires pour tout conclure prestement, avant que les Allemands aient le temps de se mettre en travers. Quelques instants plus tard, exacts au rendez-vous pris, nos croiseurs mouillent sur rade et débarquent aussitôt leur contingent d'alpins, auquel sont joints des piquets de marins. Avant le jour, les principaux carrefours de la ville ainsi que les points les plus importants de l'île se trouvent occupés. Les personnages convaincus d'intelligence avec l'ennemi ont été cueillis dans leurs lits, et l'Arbalète a saisi un poste louche de T. S. F. Corfou, qui s'était endormie plus qu'à moitié boche, se réveille tout à fait française, aux sons de la musique militaire chargée d'apprendre aux habitants le petit changement survenu pendant la nuit.
Restait la question de l'Achilléion, propriété de Guillaume II, laquelle se trouve à 18 kilomètres de la ville, près d'un petit bourg appelé Gastouri. A notre place, les Allemands n'eussent certainement pas manqué de manifester leur goujaterie naturelle par une démolition en règle, précédée d'un pillage à fond et accompagnée des plus ignobles souillures, sans compter les sévices exercés sur qui leur serait tombé entre les mains. Notre façon de procéder illustrera une fois de plus la dissemblance entre les deux genres de culture.
Voici, raconté par un jeune officier de marine qui en était, comment se passèrent les choses:
" 4 heures du matin. Une auto démarre du quai, emportant à toute vitesse une section de 12 fusiliers marins sous le commandement d'un lieutenant de vaisseau. Une demi-heure après, celui-ci se présentait à la grille du palais, demandant l'entrée. Pas de réponse. Il insiste. A la fin, une fenêtre des communs s'ouvre et une voix enrouée crie, dans l'obscurité: " On ne visite pas, ce n'est pas l'heure. " Car le propriétaire, qui trouve qu'il n'y a pas de petits profits, autorise la visite moyennant une redevance de deux francs par personne. Le gardien refusant d'ouvrir, l'officier menace de faire sauter la porte. On a tout ce qu'il faut pour cela. Surpris, l'autre s'exécute, et notre détachement pénètre dans l'Achilléion dont il rassemble les hôtes ; le gardien, deux femmes de chambre rousses - en galant déshabillé, hélas! - un mécanicien et un entomologiste à lunettes. Blême de peur, celui-ci se traîne aux genoux de l'officier: " Si je dois mourir, je demande que ce soit ici. " Accordé. Une compagnie de chasseurs arrive et, leurs fanaux à la main, les marins regagnent le bord. Le pavillon tricolore flotte sur la villa du kaiser, qui va devenir une ambulance pour les Serbes.
Tout était terminé à 11 heures du matin et nos croiseurs reprenaient la mer pour s'en retourner à Bizerte. Malgré les menées allemandes et l'activité des sous-marins ennemis qui rendaient l'opération des plus scabreuses, et particulièrement le mouillage d'une force navale aussi importante dans des eaux suspectes, le dispositif arrêté par le commandant en chef et l'amiral Chocheprat avait été si heureusement préparé qu'il obtint un succès complet. Mais il faut être de la partie pour savoir tous les aléas que représente une action à distance, dans un pays où les pires surprises sont toujours à redouter, comme on ne l'a que trop vu à Athènes, par delà une mer dont chaque repli peut dissimuler une mine ou un sous-marin. Tel un corps d'armée en marche vers quelque lointain objectif, que survoleraient des zeppelins et des avions munis de bombes, chacune capable d'anéantir un régiment du coup, avec la différence que, les ennemis de l'air, on les voit encore venir à temps pour les combattre, tandis que ceux d'en dessous l'eau ne révèlent leur présence que par le coup mortel, qu'ils vous portent invisiblement.


XX. UNE BASE NAVALE


Demeuré à Corfou avec les chalutiers et les poseurs de filets, le Lavoisier commença par établir tout autour de la rade un système de barrages fixes, aux chenaux d'accès bien repérés, dont des patrouilleurs surveillaient les entrées., Le 19, l'amiral Dartige du Fournet venait, sur le Châteaurenault, se rendre compte de l'état des choses, rejoint le même jour par l'amiral de Gueydon ( Waldeck Rousseau), qui' allait prendre le commandement de la base. Arrivait également l'amiral de Bon, qui avait pris passage à bord du yacht l'Eros, pour leur apporter le concours de son expérience. Resté seul quarante-huit heures après, l'amiral de Gueydon se mettait résolument au travail, en étroite collaboration avec le général de Mondésir, chef de la mission militaire française qui, après avoir fait preuve d'autant de coeur que d'adresse en dirigeant le repli de l'armée serbe, sera l'âme de sa reconstitution. Oeuvre magnifique et chevaleresque sur laquelle il me sera malheureusement impossible de m'étendre, devant me borner à la partie qui concerne uniquement la marine, de beaucoup la moins connue.
Pour celle-ci, il ne s'agissait rien moins que d'improviser les moyens de débarquement nécessaires, appontements, escaliers, chemins d'accès et routes de dégagement, sur les divers points de l'île où allaient être concentrées les troupes attendues; de réunir et d'aménager la très nombreuse batellerie, grande et petite - 18 remorqueurs (dont Marsouin, Rove, Iskeul, Marseillais 14, Audacieux, Requin), 27 barcasses, 9 chalands, 50 surf-boats, une dizaine de mahonnes et des embarcations de toutes dimensions, sans compter les navires-ateliers, citernes flottantes, grues de déchargement, etc. - qu'exigeaient le débarquement rapide et le ravitaillement des arrivants; d'isoler les malades atteints de typhus et de choléra; en un mot de mettre sur pied les divers services ressortant de ce que l'on appelle la " direction du port ", dont tous les rouages étaient à créer. Il fallait en même temps maintenir et réparer les estacades, vérifier leurs passes, s'occuper du pilotage, du mouillage et du ravitaillement en eau, vivres et charbon, des transports toujours pressés qui arrivaient, déchargeaient et repartaient à toutes les heures du jour et de la nuit, constamment éclairer et draguer les abords de l'île, établir des postes de veille alentour, élever des batteries de côte aux bons endroits, enfin protéger les routes entre Corfou et la côte albanaise, ce en quoi les Anglais nous aidèrent efficacement par l'envoi d'une centaine de drifters, sorte de petits bâtiments de pêche (qu'on appelle des " cordiers " à Boulogne) qui se tiennent debout au vent sous leur tapecu, traînant un filet d'un millier de mètres pour prendre les sous-marins. Grâce à deux espèces de digues flottantes qui furent posées entre les pointes extrêmes de Corfou et la côte voisine, dont elles ne sont distantes que de 2 à 3 kilomètres, nos bâtiments eurent bientôt à leur disposition un bras de mer à peu près sûr, de 30 milles de longueur, où ils pouvaient non seulement se livrer à tous les mouvements que comportait l'hospitalisation des Serbes, mais exécuter leurs tirs au canon, lancements de torpilles, essais de machine et autres exercices indispensables.
Il y avait de plus à se pourvoir d'eau douce en quantité suffisante. Car si les sources alimentant l'île pouvaient fournir ses 80.000 habitants, on allait être dans l'obligation de tripler leur débit et de pratiquer de nouvelles adductions pour abreuver 150000 bouches de plus. Et, depuis la farine jusqu'au dernier bout de filin, tout était à faire venir du dehors, d'Italie, de France ou d'Angleterre, étant donné que Corfou n'offre que très peu de ressources et que nous nous y heurtions à la sourde hostilité d'une population à laquelle besoin fut plus d'une fois de montrer les griffes. Les plus récalcitrants furent réduits à mettre les pouces, non sans renoncer à nous voler abominablement dans les marchés qu'ils passèrent avec nous. Les oranges montèrent à 10 francs la douzaine, et les petits cireurs de bottes réalisèrent des fortunes en s'improvisant changeurs de monnaie à des taux fantastiques.
Et tout cela ne donnera encore qu'une idée très incomplète des innombrables obligations auxquelles doit satisfaire la sorte de fourmilière aquatique industrieuse et guerrière que représente une base navale.


XXI. UN HÉROS D'ÉPOPÉE: LE PRINCE ALEXANDRE DE SERBIE


Le 9 janvier, la situation de l'armée serbe était la suivante:
Dans la région de San Giovanni di Medua, 1200 officiers, 26000 hommes de troupe, 7000 chevaux, 2000 bœufs.
A Durazzo ou alentour, 3600 officiers, 69000 soldats, 20000 chevaux, 4000 bœufs.
Se dirigeant sur Valona, une cinquantaine de mille hommes, officiers compris, 2000 chevaux, 300 bœufs.
Répartis entre ces trois principaux centrés, 41 canons de campagne et quelques lourds seulement, glorieux débris de l'artillerie serbe.
Enfin le lamentable troupeau des réfugiés, vieillards, femmes et enfants ayant pu échapper au massacre et à la servitude.
L'évacuation de ce peuple indompté se fera de Medua, où ne peuvent pas se risquer de gros navires, par le moyen de petits bateaux, chalutiers principalement - Memphis, Verdon, Nord, Petrel II, Marie-Rose, B. F., Corbière, Jean Bart, Miquelon, Charrue, Ginette - qui viendront transborder à Brindisi. Ceux de Durazzo seront dirigés sur Valona, toujours à bord des mêmes bâtiments de faible tirant d'eau, et de là sur Corfou, où les conduiront six grands paquebots français: Sinaï, Natal et Arménie, que nous avons déjà nommés; Savoie l, Lorraine II, armés en croiseurs auxiliaires, et Savoie II, auxquels s'adjoindront autant de bâtiments de nos alliés. La protection des convois sera assurée, comme précédemment, par le haut commandement italien, avec le concours des croiseurs anglais ainsi que des torpilleurs et sous-marins placés sous l'autorité du capitaine de vaisseau de Cacqueray. L'amiral de Gueydon aura à sa charge la surveillance de la route depuis Valona et la réception à Corfou, avec les forces suivantes: Waldeck Rousseau, d'Estrées, Lavoisier, 12 torpilleurs, 27 chalutiers et 5 dragueurs de mines.
En atteignant la mer, que la plupart ne connaissaient pas et redoutaient d'autant plus, les Serbes se croyaient du moins au terme de leurs misères. Avant qu'arrivât le moment d'embarquer, il leur restait pourtant de longues et mornes journées à attendre, campés dans les boues glacées du rivage, avec les visites journalières d'avions autrichiens dont les bombes faisaient de cruelles trouées dans leurs rangs déjà si clairsemés. Car, là comme ailleurs, le manque d'une direction unique se faisait fâcheusement sentir. Même sur la côte, les vivres étaient rares. On donnait jusqu'à des 10 et 20 dinars (à peu près autant de francs) pour une miche de pain de maïs, et le spectre de la famine reparaissait plus menaçant que jamais. Il y avait en outre le démoralisant spectacle des sous-marins ennemis venant couler des barques de pêche à portée de fusil. "Les infortunés ne sont plus maîtres de leurs nerfs tendus par la fatigue, le froid, la faim, le désastre. C'est partout le tumulte, le malheur, l'angoisse " écrivait le docteur Mitkovitch dans le Journal de Genève.
Arrive alors le prince Alexandre de Serbie, arrière petit-fils et digne héritier de Karageorges, le héros légendaire qui, en 1805, arracha sa patrie à l'abominable joug des Turcs. Après avoir été l'âme de la résistance contre la coalition des Austro-Bulgaro-Boches, il s'est montré le modèle et le soutien de tous durant la retraite. Il vient de subir une opération à Scutari, et a dû faire la route moitié sur un fourgon d'artillerie, moitié sur un brancard porté, par des soldats. A peine est-il à Durazzo qu'une bombe d'aéroplane éclate dans le jardin de sa maison, pendant qu'il suit la marche de ses troupes avec une jumelle. On le presse d'embarquer. Encore convalescent, il a besoin de soins, et sa vie est trop précieuse pour la risquer inutilement. Mais lui déclare qu'au contraire il ne partira qu'après le dernier de ses soldats, geste qui rend aussitôt la confiance aux plus inquiets. A partir de ce moment, les pauvres Serbes se montrent résignés à tout. Quand c'est leur tour de monter sur le chaland ou le remorqueur si impatiemment attendu, ils esquissent une légère génuflexion et se signent dévotement. Nos marins les regardent faire avec une émotion contenue, puis, leur tempérament gouailleur reprenant le dessus: " Dirait-on pas qu'on les mène à l'enterrement? "


XXII. LES BONS SAMARITAINS


Les civils furent dirigés sur l'Algérie ou Marseille, ceux munis de ressources suffisantes ayant obtenu l'autorisation de séjourner en Italie. Mais les typhiques et les cholériques, personne n'en voulait, et ce furent nos hôpitaux de Bizerte qui en héritèrent. Un certain nombre d'entre eux avaient été amenés à Brindisi, où tout le monde les refusait. Ce que voyant, le chalutier français Verdon, commandé par le lieutenant de vaisseau d'Aubarède, se dévoua pour les emmener à Corfou. Et c'est peut-être un des plus beaux épisodes à l'actif de nos marins, car il y a peu de morts aussi hideuses que celle à laquelle ils s'exposaient (en venant prendre dans leurs bras de pauvres êtres atteints d'un mal essentiellement contagieux, et par-dessus le marché tellement sales et couverts de vermine qu'ils faisaient horreur à tous. Avec des précautions et des égards comme des frères n'en ont pas toujours, les uns pour les autres, ces presque cadavres furent conduits dans les ambulances improvisées (le Corfou, où des médecins et des infirmiers, encore de la marine, en sauvèrent quelques uns et adoucirent la fin du reste. Mais de quoi ne sont pas capables des hommes à qui la mer semble avoir appris tous les genres de courage?
Nos transports Natal, Arménie et Sinaï, avec le Re Vittorio Emmanuelle!, le Cordova et le Duca di Genova (italiens), avaient eu la désagréable corvée de charger les 22.000 prisonniers autrichiens que les Serbes traînaient avec eux, et de les déposer en Sardaigne, non sans s'être fortement contaminés de typhus et de choléra. Des contre-torpilleurs italiens donnaient passage aux princesses monténégrines, tandis que le trésor serbe était enlevé, 800 millions à Marseille par le Croiseur Ernest Renan escortant la Plata et la Sant'Anna qui emportait aussi des réfugiés, et 12 millions à Brindisi, par la Cognée et l'Infatigable.


XXIII. LE " PETREL II " ET LA " MARlE-ROSE "


On avait commencé l'exode par ce qui pressait davantage, c'est-à-dire par Saint-Jean de Medua, où les Autrichiens pouvaient survenir d'un moment à l'autre. Mais, devant l'impossibilité de tout débarrasser assez vite, il avait fallu imposer aux malheureux qui s'y trouvaient encore de filer sur Durazzo. Vers le 20 janvier, ne restaient plus là que deux milliers d'hommes et un certain nombre de pièces que le manque de routes ne permettait pas d'expédier par terre. Sachant combien les Serbes tenaient à ce matériel qui n'avait été sauvé qu'au prix des plus héroïques efforts, le général de Mondésir demanda au capitaine de vaisseau de Cacqueray d'essayer de le faire prendre. Sur les instances de ce dernier, et malgré les dangers que présentait l'opération, l'amiral italien Cutinelli consentit à l'envoi du Petrel II (enseigne de vaisseau Couillaud) et de la Marie-Rose (enseigne de vaisseau Augé). " Il faut réussir et vous réussirez, j'en suis sûr ", dit le commandant de Cacqueray aux deux officiers qu'il avait convoqués à bord du Marceau. " Et, ajoute l'un d'eux, je n'oublierai jamais le rayonnement de son visage pendant qu'il confiait cette belle mission à deux pauvres bougres de chalutiers. "
Rentrés de croisière le 20 janvier au matin, ils repartaient le même soir sous escorte des contre-torpilleurs Commandant Bory et Boutefeu. " Des quais paisibles de Brindisi, nous passons dans le chenal sinueux de l'avant-port, puis hors de rade, glissant entre les bouées lumineuses. Ensuite le champ de mines à traverser, après quoi le large et la nuit noire. Au fur et à mesure que nous avançons vers la côte albanaise, la brise fraîchit, et c'est par une véritable tempête de bora, avec grêle et pluie glaciale, que nous pénétrons dans le golfe du Drin, dont l'eau est toute limoneuse. Plus que jamais on veille, des sous-marins ayant été signalés dans les environs. Enfin, voici Medua. Déjà très restreinte par les bancs de sable, la petite anse est de plus encombrée d'une douzaine d'épaves (bateaux coulés par les Autrichiens). On se demande où passer, dans ce fouillis de coques à fleur d'eau, de mâts et de vergues pointant dans toutes les directions. Après avoir contourné la ligne des mines et le Brindisi (cargo italien sauté quelques jours auparavant sur une mine), nous donnons dans le port. Dix maisons et un misérable wharf sur pilotis vermoulus, au fond d'un entonnoir de montagnes aux rochers effrayants, c'est tout Medua.
" Un voilier vide se trouve justement accosté au wharf, ce qui va faciliter nos opérations. Le Petrel, qui cale moins que nous, réussit à se placer contre et, en m'échouant fortement, j'arrive à le joindre. A terre, des soldats en vêtements boueux et des chevaux squelettiques. L'appontement et le voilier sont bientôt envahis par une foule gelée, trempée, exténuée, qui veut absolument embarquer et que rien ne peut contenir. Impossible de mettre la main sur une autorité quelconque, et encore moins de se faire comprendre. Chacun ne songe qu'à fuir cet enfer. Voici enfin quelques officiers serbes qui réussissent à retenir un peu les trop impatients. Ils nous font amener un premier canon, roulé à force de bras sur les planches branlantes du wharf. A grands coups de caliornes (palans triples), la pièce est logée à bord du Petrel. L 'affût et les roues sur la Marie-Rose dont le panneau est plus large. Les débuts sont lents, mais, après la deuxième pièce, l'embarquement marche à souhait.
" Le temps ne s'améliore pas. Tout le monde piétine, dans la boue. Aux uniformes serbes complètement délavés se mêlent les couleurs brillantes de la garde monténégrine. Assis sur une pierre, le roi Nicolas reçoit stoïquement la pluie, en attendant l'arrivée du torpilleur italien qui doit venir se mettre à ses ordres. Des soldats de la mission française surviennent et font la police. Les radiotélégraphistes du poste italien embarquent leurs bagages. Un état-major d'armée serbe est là, avec toutes ses archives. C'est un afflux de gens qui se pressent d'instinct vers nous, et débordent constamment les quelques matelots chargés de les contenir. Malgré la bousculade qui gêne tout, nous avons réussi à embarquer dix-huit pièces de 75 et trois obusiers de 100, ainsi qu'une centaine de caisses de projectiles. Le temps est de plus en plus atroce, avec les grains torrentiels d'une pluie glacée. Il faudrait en venir aux coups pour empêcher, cette infiltration lente et entêtée de gens que ni cris ni bourrades ne parviennent à arrêter. Nous en laissons embarquer le plus possible, environ un cent sur le Petrel, le double chez nous; Serbes, Monténégrins, Alliés, de tous grades et de toutes conditions, et c'est avec désespoir que nous débordons pour arrêter le flot. Nous étions le dernier espoir de ces malheureux (il en reste environ quinze cents dont l'unique ressource sera maintenant d'affronter les affreux sentiers, les marécages et les rivières débordées qui les séparent de Durazzo.
" La nuit va tomber, il n'est que temps de partir. Vite, on éventre des caisses de conserve. Tout notre pain et notre biscuit y passent, et des gamelles de thé bouillant réconfortent nos hôtes. Mais tout de suite, en sortant de la baie, la mer grossit et des paquets d'embruns viennent mettre le comble au désordre inextricable qui règne à bord. La tempête nous accompagne jusqu'à Brindisi, où nous sommes le 22 à 7 heures du matin. Avec la vue de la terre italienne, la lassitude et le découragement ont disparu comme par enchantement. Serrements de mains, acclamations à la France, promesses de victoire et de revanche, et attrape à tout débarquer, passagers et matériel ! " (Journal de l'enseigne de vaisseau Augé, commandant la Marie-Rose.!)


XXIV. LE DERNIER VOYAGE A SAlNT-JEAN DE MEDUA


La satisfaction du chef de division (capitaine de vaisseau de Cacqueray) se manifesta par l'ordre, donné aux deux vaillants petits chalutiers de retourner immédiatement d'où ils venaient, pour essayer de compléter leur sauvetage. Et pas plus tard que le lendemain soir (toujours le soir, les départs, afin de passer inaperçus), petrel II et Marie-Rose reprenaient la route de Medua. Accompagnés cette fois par deux torpilleurs italiens, Animoso et Bronzetti, ils avaient instruction de se tenir plus que jamais sur leurs gardes, San Giovanni pouvant être occupé par les Autrichiens.
Au petit jour, le 24 janvier, les deux chalutiers lâchaient leur escorte pour contourner l'extrémité du champ de mines de Medua, Ils entendent des coups de fusil dans la montagne, la route d'Alessio est déserte, la plage vide - autant d'indices n'ayant rien de rassurant. Ils ne s'engagent pas moins dans le dédale des épaves et finissent par apercevoir quelques Serbes qui, ayant reconnu des amis, s'avancent vers l'appontement. Les nouvelles sont aussi mauvaises que possible. Les Autrichiens arrivent. (Ils seront à Saint-Jean le lendemain matin.) On se bat dans les environs, et, pendant que les arrière-gardes serbes se replient, les quelques centaines d'hommes demeurés sur place doivent faire sauter tout ce qui reste avant de gagner Durazzo, s'ils le peuvent. Tout cela se devine aux gestes que ponctue la fusillade, et il est non moins évident que le retour des chalutiers représente pour les délaissés un hasard providentiel auquel ils vont se raccrocher désespérément.
Après une brève consultation entre eux, les deux jeunes commandants décident d'emmener tout le monde, avec l'aide de trois vieilles goélettes et d'un grand chaland qui se trouvent encore sur rade et qu'ils prendront à la remorque. Grave responsabilité si le temps se gâte, mais on risquera le paquet. Seulement il faut se dépêcher. Et la promesse de ne pas être abandonnés prête des ailes aux moins valides. A trois heures, l'embarquement est terminé. Quatre pièces de 75, dix caissons, deux voitures radiotélégraphiques, un millier de fusils neufs, des centaines de caisses d'obus, de cartouches et de grenades, ainsi que des quantités de harnachements étaient arrimés sur les chalutiers. Le temps, qui s'est mis au sec, facilite le chargement, et il vente assez frais pour tenir les avions autrichiens à distance.
Quand le Petrel et la Marie-Rose sont bondés de soldats, on met le reste dans le chaland et les goélettes, où les Serbes ne s'embarquent pas sans une certaine appréhension. Ils craignent d'être semés en route, et on ne les rassure qu'à moitié en leur montrant la solidité des amarres qui ont été doublées. Le Petrel donne le signal du départ, ayant le grand chaland à la remorque. Un quart d'heure après, c'est le tour de la Marie-Rose, suivie par ses trois allèges, à cent mètres l'une derrière l'autre.
" 4 h. 50, doublé la ligne des mines (enseigne de vaisseau Augé). Tout à coup, nous apercevons un sillage qui se précipite sur nous à une vitesse folle. Il a pris naissance trois ou quatre cents mètres sur notre droite. Mais c'est un éclair. Le temps de voir, et la torpille, qui a passé sous l'Animoso, nous croise, heureusement trop bas, à la hauteur du mat de misaine. Les hommes du gaillard entendent le ronronnement de l'engin qui vient, en surface de l'autre côté de nous, puis replonge, reparaît et, finit par exploser coutre le rivage. L'Animoso s'est précipité à toute allure vers la route de fuite que doit probablement suivre le sous-marin. Le Bronzetti le rejoint et ils cherchent partout, en décrivant de vastes cercles. La nuit vient mettre un terme à la chasse et nous nous hâtons vers la côte italienne. Ma troisième goélette embarde terriblement, mais la mer est belle, à Dieu vat !
" Vers minuit, entendu des cris épouvantables partant de cette même goélette. Il fait, noir comme chez le diable, impossible de rien distinguer. Les cris continuent, des étincelles jaillissent, on jette des brandons à la mer. J'avais pourtant sévèrement défendu de faire du feu! Mais ce n'est pas l'incendie. Voilà que des coups de fusil se mettent à partir, dont les balles sifflent à nos oreilles. Serait-ce un ennemi, un sous-marin que l'obscurité nous cacherait, à nous autres de la Marie-Rose ? Dans ce cas, le plus dangereux serait de stopper, surtout que nos convoyeurs nous ont perdus. Donc, continuons. Enfin, tout s'apaise. Quant à savoir ce qui s'est passé, il faut y renoncer jusqu'à nouvel ordre, les demandes qu'un officier serbe transmet à la voix, de bateau à bateau, restant sans aucune réponse. Mais, vers 2 heures du matin, nouvelle représentation de la même comédie. Hurlements, coups de feu, puis plus rien... "
En arrivant près de Brindisi, le lendemain matin, l'escorte se retrouve et on se prépare à donner dans les passes. La Marie-Rose prend ses goélettes à couple, afin de pouvoir manœuvrer plus facilement, et on a l'explication du drame qui s'est joué pendant la nuit. Elle est du reste tragique et jette un jour sinistre sur les inévitables abominations dont s'accompagne une retraite aussi magnifiquement héroïque que celle des Serbes. Déjà pas très rassurés quand ils étaient montés sur la troisième goélette, les soldats qui s'y trouvaient prirent peur en voyant la mer grossir et balayer le pont. Effarés, ils se sont mis à tirer avec leurs fusils toujours chargés sur ce qu'ils prenaient pour un nouvel ennemi. On parvient à les rassurer. Un peu plus tard, l'étrave fatiguant beaucoup, une voie d'eau se déclare, et cette fois rien ne peut plus dompter la panique. Les Serbes veulent absolument qu'on stoppe, pour les transborder sur un autre bateau.
Mais il faut coûte que coûte arrêter ce commencement de révolte, et le sous-officier serbe qui commande le détachement n'y parvient qu'en fusillant séance tenante les deux plus redoutables de ces malheureux affolés. Horrible, n'est-ce pas? Et, comme dit une vieille chanson de Nadaud:
Ah! que maudite soit la guerre
Qui fait faire de ces coups-là!
Mais ce pénible incident est vite oublié. L'escadrille défile entre les rangs des navires alliés qui applaudissent, range à honneur le Marceau d'où elle est acclamée, et les Serbes sont tout à la joie de se voir au port, et surtout de ramener avec eux les canons dont le sauvetage leur a coûté tant de maux. Car ce à quoi tiennent par-dessus tout ces soldats-nés, ce sont leurs armes, ces armes prises pour la plus juste des causes, et jamais rendues à l'ennemi.


XXV. A DURAZZO


San Giovanni di Medua ayant été occupé par les Autrichiens le 25 janvier 1916 il s'agissait de mettre à profit les quelques jours pendant lesquels on pourrait arrêter l'ennemi au passage des différentes rivières qu'il allait avoir à franchir, Matja, Ismi et Arzen, pour sauver le gros de l'armée serbe qui se trouvait concentré à Durazzo, avec le Prince Alexandre.
Durazzo est une vieille cité albanaise, moitié musulmane et moitié chrétienne, bâtie sur les pentes du promontoire qui ferme, vers le Nord, une vaste baie, aux eaux trop peu profondes pour les grands navires. Environ 6.000 habitants. On la reconnaît de loin, à la tour en briques rouges de son ancien château romain, souvenir du temps où elle servait de relais au commerce entre la Grèce et l'Italie. De près, un pittoresque fouillis de maisons plus ou moins curieuses, de verdure et de minarets tout blancs. Des lagunes l'entourent, au delà desquelles s'arrondit, au Sud, un vaste cercle de rives basses et sablonneuses, s'exhaussant par larges degrés jusqu'aux derniers contreforts des Alpes albanaises, en ce moment couronnées de neige. Tout ce que l'on y embarque ou débarque doit être porté sur des mahonnes dont la mer rend parfois la circulation des plus difficiles.
Dès que les Autrichiens comprirent que Durazzo deviendrait le principal centre d'évacuation des Serbes, ils dirigèrent contre son port l'attaque précédemment racontée. Mais son insuccès leur enleva toute envie de recommencer. Ils se bornèrent dès lors à des raids d'aéroplanes et de submersibles qui gênèrent constamment nos opérations, sans toutefois occasionner de catastrophe. Chance ou bien jouer, aucun navire portant des troupes ne fut jamais atteint.
Voici le bilan des principales rencontres qui se sont produites entre nos alliés et celles de l'ennemi, depuis le début des transports serbes jusqu'à la date du 9 février, où Durazzo dut être abandonné:
13 janvier. Notre sous-marin Foucault (commandé par le lieutenant de vaisseau Lemaresquier), de faction devant Cattaro, lance trois torpilles sur un croiseur autrichien Helgoland, qui en sort, et lui fait des avaries.
Le 21, les rôles sont renversés. Notre torpilleur Commandant Rivière (lieutenant de vaisseau Frochot) est inutilement attaqué par un submersible ennemi.
Nous avons relaté ci-dessus la tentative de torpillage à laquelle la Marie-Rose (chalutier commandé par l'enseigne de vaisseau Augé) échappe le 29 janvier.
4 février, le transport italien Assiria est torpillé sans succès.
Le 6, le Liverpool (croiseur anglais) et le Bronzetti (destroyer italien) donnent la chasse à un contre-torpilleur austro-hongrois qui se réfugie dans les Bouches de Cattaro.
Le lendemain 7, dans les parages du cap Pali (juste au Nord de Durazzo), le Weymouth (croiseur anglais) et le Bouclier (français) sont visés par un sous-marin qui manque le premier et que le second poursuit en vain.
Le 8, le Miquelon, un de nos chalutiers (premier maître Frederuecci) se rendait avec deux autres de Valana à Durazzo, quand, à 7 heures du matin, les hommes de veille signalent le sillage d'une torpille qui manque le but.
Quelques minutes plus tard, l'ennemi en lance une seconde, et, pour ce faire, est obligé de montrer son périscope, sur lequel on tire aussitôt. Deux contre-torpilleurs italiens et la Faulx (lieutenant de vaisseau de Parseval) accourent de Valana, cherchent le submersible, le découvrent et le canonnent. Vers 9 heures, le Miquelon, ayant continué sa route, trouve une torpille morte et amène une embarcation pour la repêcher (elle valait plusieurs milliers de francs et pouvait resservir). Le même sous-marin, au un autre, émerge à ce moment par tribord devant du petit Miquelon qui, derechef, ouvre le feu. Le submersible replonge. La Faulx s'élance sur ses traces, le poursuit à coups de grenades, avec tout lieu de croire qu'elle l'a détruit.
Telle était la physionomie de ces passes rapides, pas toujours suivies d'effets appréciables, mais dans lesquelles les deux adversaires risquaient chaque fais de sauter du coup, avec noyade en masse de tout l'équipage, taux actuel du moindre combat naval.


XXVI. MINES, TORPILLES ET BOMBES


Nos seules pertes furent celles du Jean Bart et du Memphis.
Commandé par le second-maître Bocage, le petit chalutier Jean Bart était parti de Valana le ler février, avec le Miquelon et le Petrel II, pour aller prendre des Serbes à Durazzo. Le lendemain matin, à 4 milles dans l'Ouest du cap Laghi (pointe méridionale de la baie de Durazzo), ses deux conserves le virent tout d'un coup s'envelopper d'un voile de fumée noire, pencher sur bâbord et sancir par l'arrière. Tout cela en mains de trois minutes. Il venait d'être torpillé, et seulement 5 hommes de l'équipage (sur 23) purent être recueillis. L'un d'eux, le matelot Stéphan, un Ouessantin, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus marin au monde, avait vu le périscope et partir l'engin. Pendant que son bateau coulait, il grimpa le long du mât et fut entraîné assez profondément pour que les oreilles lui saignassent. Péniblement remonté, il parvint à rassembler quelques panneaux de cale qui flottaient, les attacha avec ses vêtements et en fit une sorte de radeau sur lequel il recueillit un camarade et un zouave. Ayant vu l'explosion du bout de l'horizon, des chalutiers anglais accourent, lesquels prennent l'épave pour un kiosque de submersible et se mettent à tirer dessus, de sorte que voilà nos rescapés obligés de se rejeter à l'eau pour éviter les projectiles. Les Anglais reconnurent alors leur erreur et vinrent ramasser les trois pauvres diables qui purent se vanter d'être vraiment revenus de loin.
C'est le 15 février, à l'Ouest du chenal de Durazzo, que se perdit le Memphis, en sautant sur une mine, comme on ne l'a su que plus tard, d'après l'examen d'éclats trouvés dans la coque. Fort heureusement, le navire rentrait à vide, et presque tout l'équipage fut sauvé (49 hommes sur 54), grâce au courageux dévouement du Petrel II (enseigne de vaisseau Couillaud) et du torpilleur Commandant Bory (lieutenant de vaisseau Carrel). Le sang-froid du commandant du Memphis, le capitaine au long cours Carré, cité à l'ordre de l'armée, avait du reste empêché la catastrophe de devenir un désastre total. Quoique la violence de l'explosion eût déplacé les chaudières, coupé les tuyaux de vapeur et brisé la plupart des embarcations, il sut éviter la panique et maintenir son bâtiment à flot assez longtemps pour venir l'échouer en rade de Durazzo.
A la menace perpétuellement tendue sous l'eau s'ajoutaient les visites d'aéroplanes. Les premiers étaient apparus sur Durazzo le 13 janvier. Malgré les efforts et l'ingéniosité des batteries italiennes installées pour les combattre, on les vit revenir de plus en plus souvent, les 14, 17, 25 et 26 janvier, puis tous les jours. Ils firent de nombreuses victimes à terre, mais, par bonheur, ne touchèrent jamais aucun bateau. Leur intervention obligea seulement à ne plus opérer que de nuit, en dépit de la mauvaise saison et des continuels coups de vent. Et tout cela aggravait l'instinctive épouvante que les Serbes éprouvaient pour la mer. Car, si des marins peuvent s'improviser soldats du jour au lendemain et tenir sous la mitraille aussi ferme que n'importe quelles vieilles troupes, comme les nôtres l'ont immortellement montré à Dixmude, il faut une trempe toute spéciale à qui veut affronter le plus traître des éléments. Mais, ainsi que, nous l'avons dit plus haut, la noble résolution prise par le Prince Alexandre de ne partir que le dernier suffit à ramener la confiance et la résignation parmi ses inébranlables vétérans.


XXVII. " AIDÉ BRZO "


Pendant que l'armée serbe du Timok contenait Bulgares et Autrichiens au delà de l'Arzen, un contingent italien avait organisé la défense, au Nord et à l'Est de Durazzo. Il fallait cependant se hâter.
Or, Durazzo ne possédait qu'un seul et unique appontement en bois, et c'était un des points que les avions ennemis visaient avec le plus d'obstination, sans avoir d'ailleurs jamais réussi à l'atteindre. De là, pour conduire des milliers d'hommes à bord des bâtiments de transport, il n'y avait que 12 méchantes barques, 2 mahonnes, un trabacolo (sorte de caboteur encore plus petit que la mahonne), une antique goélette et un remorqueur. Sur la demande de la commission internationale d'embarquement (présidée par le lieutenant-colonel français Collardet), on envoya de Brindisi un remorqueur français et deux italiens, de Corfou le remorqueur Audacieux et des barcasses, sous le commandement du lieutenant de vaisseau Bonnel.
L'Audacieux! une vieille hourgue de mon temps que l'on avait envoyée à Malte pour commencer et qui, suivant les besoins de la Marine, avait ensuite valsé de Malte à Moudros, de Seddul-Bahr à Milo et de Salonique à Corfou. Elle cachait dans ses soutes tout un arsenal de fusils des plus dissemblables, ramassés sur des bâtiments turcs coulés en Asie Mineure. L'équipage était Moco, avec un patron de Dunkerque (le second maître Gossin). Il possédait une mascotte, sous la forme d'une colombe apprivoisée, toute blanche quand elle était venue chercher refuge à bord, mais que la fréquentation des soutes à charbon et de la machine avait muée en corneille. En la perdant, les hommes auraient cru leur dernière heure arrivée. Mais la colombe demeura et l'Audacieux ne faillit jamais à son nom. En même temps que nos alliés, le commandant de Cacqueray et l'amiral de Gueydon s'employèrent de tous leurs moyens à presser le mouvement. Le premier, en doublant l'activité de sa flottille, donnant ordre à tous de faire concourir leurs embarcations aux transport sur rade de Durazzo, quels qu'en fussent les risques. Le second, par l'envoi de tous les petits bâtiments qu'il était possible d'y détacher sans compromettre la sécurité des convois. Chalutiers, dragueurs et arraisonneurs aidèrent à l'évacuation dont le courant se fit de plus en plus rapide. En dernier lieu, le Carabinier, commandé par le capitaine de frégate de Meynard, vint encore activer le mouvement.
Et c'est avec d'aussi pauvres ressources que l'on parvint à embarquer 72.000 Serbes, 2.000 Monténégrins et 3.000 réfugiés divers, dans l'état que l'on sait. Nous allons maintenant essayer de donner un aperçu de la façon dont on procédait.


XXVIII. ENCORE LES CHALUTIERS


" Ayant pris un chargement de briquettes à Brindisi, je repars pour Durazzo le 31 janvier à 5 heures du soir, remorquant une grande launch à pétrole (journal du commandant de la Marie-Rose, dont c'était le troisième voyage depuis le 25 janvier, où nous l'avons vu quitter Médua avec le Pétrel II, ramenant le dernier détachement et le reste de l'artillerie serbe). Je viens accoster le s.s. grec Michael, que les Autrichiens ont coulé par petits fonds, et qui sert de parc à charbon. Commencé aussitôt notre déchargement. Dans la soirée, le vapeur italien Roma vient s'amarrer de l'autre côté du ponton.
A terre, l'animation est grande. Le wharf étroit fourmille de soldats serbes, les uns .employés au déchargement des chalands (qui apportent des vivres), -les autres prenant passage sur tout ce qui peut flotter, embarcations, caïques, radeaux, etc., afin d'être conduits à bord des navires qui doivent les transporter à Valona. Deux fois par jour; les musiciens d'Essad pacha font retentir de leurs airs sauvages et aigrelets la grande caserne qui servit de palais au prince de Wied.
" Le 1er février, à 8 heures, sirènes et canons annoncent des avions ennemis. Ils sont trois. Ils, arrivent au-dessus de Durazzo, malgré les tirs de barrage exécutés par les deux canons antiaériens que les Italiens ont établis au sommet de la colline dominant la ville. Ils survolent la rade, et viennent. droit sur le groupe que nous formons avec la Roma et le Michael. Nous faisons feu de tous nos fusils, n'ayant pas mieux, mais sans résultat apparent. Posément, l'un après l'autre, les avions se placent et visent : un point blanc s'en détache, telle une goutte d'eau, et tombe en grossissant très vite. Sifflement suivi d'une détonation formidable. Une gerbe d'eau jaillit à vingt mètres du bord, s'élève et retombe. Puis les avions, qui se tiennent à douze ou quinze cents mètres de hauteur, décrivent un cercle et nous reviennent dessus. Cette fois, explosion à quinze mètres de la Roma. Un dernier coup d'œil pour voir disparaître les grands oiseaux de proie qui étincellent dans le ciel bleu, et le travail reprend. A midi, nouvelle attaque, mais dirigée contre le wharf.
" La note comique de la journée a été fournie par l'équipage d'un affrété (pas français) qui, dès le signal d'alarme, avait filé à terre, et ne revint que quand tout fut terminé, accueilli par les rires un peu gouailleurs de mon équipage. Le charbon étant fini à 2 heures, les embarcations du bord vont prendre des Serbes. A 6 heures, j'en avais 310, entassés dans tous les coins. Nous partons à minuit, en convoi, avec trois vapeurs français et italiens. Nos passagers à nous sont pour la plupart des hommes âgés, moralement et plus physiquement exténués. Au petit jour, l'homme de veille grimpe dans la barrique en haut de la mâture. Sur le gaillard, on arme la pièce de 47 et tout le monde cherche l'ennemi. Sur le coup de 10 heures, nous arrivons à la pointe Linghetta (entrée de la baie de Valona) où cesse le danger, les sous-marins n'osant pas se risquer dans ces parages où il y a trop de drifters et de torpilleurs. Deux avions bombardent Valona, entourés par les petits flocons blancs des shrapnels tirés par les batteries antiaériennes. Ils se précipitent vers le large. Mais l'un d'eux est blessé et tombe à la mer. L'autre se pose près de lui, prend les deux aviateurs et échappe aux torpilleurs qui le poursuivent. A 11 h. 30, je passais nos Serbes à la Lorraine II. "
Hélas! beaucoup des évacués mouraient en route, d'épuisement, de blessures mal soignées ou de ces maladies infectieuses qui s'abattent sur les armées par trop éprouvées. Mais, grâce au dévouement surhumain de tous, le déménagement allait bon train. Ce que je raconte de la Marie-Rose serait en effet l'histoire de chacun de nos navires, grands et petits, si je pouvais les montrer, les uns après les autres, faisant imperturbablement leur navette de sauvetage, sans jamais s'interrompre, quels que fussent le temps, les dangers, les avaries ou la fatigue. Grâce à quoi le déménagement allait bon train. De quatre à cinq mille Serbes étaient embarqués journellement, et il y en avait presque autant qui gagnaient Valona par terre, les plus valides bien entendu. Sans compter l'artillerie, les chevaux, les impedimenta de toute sorte, les réfugiés et le bétail. Un véritable exode qui s'accomplissait en plein hiver, sous une pluie glaciale, dans la bousculade la plus terrible et malgré les sanglantes alertes causées par les avions. Il ne faut pas oublier non plus que, en outre du formidable coup de collier à donner, ainsi que de la menace incessante de sauter sur une mine, ou de recevoir une torpille - ce qui demande des nerfs d'une solidité à toute épreuve - nos marins couraient la chance d'attraper le choléra ou le typhus, danger devant lequel j'ai vu reculer les plus braves. Et nombreux en furent les victimes parmi les nôtres, quoique la seule allusion qu'y fassent leurs journaux sont pour mentionner les désinfections pratiquées. On peut dire que jamais besogne aussi accablante et pressée ne fut accomplie de plus grand coeur.
Bref le 9 février quand les Autrichiens entrèrent à Durazzo, il n'y restait plus personne, à l' exception des mercantis que la tentation d'exploiter les malheureux Serbes jusqu'au bout y avait retenus. Car les hideuses convoitises du lucre et du pillage sont parfois d'aussi puissants ressorts que !es plus nobles sentiments et c'est pourquoi Apaches et Boches se battent si bIen, tant qu'ils sont soutenus par l'espoir de quelque bonne râfle à opérer ensuite.


XXIX. LE DERNIER RELAIS


Sans bruit, dès fin décembre 1915, les Italiens s'étaient installés à Valona. Ils en fortifièrent les abords et furent bientôt en mesure d'y offrir un sûr abri, tant aux paquebots qui, trop grands pour mouiller à Durazzo, venaient charger là ce qu'apportaient les chalutiers, qu'aux Serbes arrivant à pied, après avoir franchi les cent kilomètres de la dernière étape. Car, de Valona, on s'embarquait directement pour Corfou.
Plus vaste et presque aussi bien protégée que celle de Brest, la rade de Valona est fermée au Sud par une presqu'île accore, et couverte du côté de l'Ouest par l'île Saseno, deux points qui avaient été immédiatement garnis de batteries. Il n'y a guère qu'au Nord qu'elle soit ouverte aux attaques, sur la largeur de 4 milles qui sépare Saseno des petits fonds régnant au large du cap Treporti. Mais rien de plus facile que de couvrir une pareille étendue au moyen de filets et de patrouilleurs. Quant à la route de Corfou, elle s'effectuait, aller et retour, à l'intérieur d'un couloir de sécurité, long d'environ 45 milles, que formait une double ligne de drifters et de chalutiers, espacés de Corfou au cap Linghetta, seuil de Valona.
Le premier de nos transports à y mouiller fut la Savoie II, grand transatlantique armé en croiseur auxiliaire. Placé sous le commandement du capitaine de frégate Tourette, il était parti de Gallipoli (Italie) le 12 janvier, escorté par le torpilleur italien Partenope. Mais, à Santa Maria di Leuca (talon de la botte), le vent ayant passé au grand frais, celui-ci dut renoncer à suivre, et la Savoie II arrivait seule à Valona pour se ranger sous les ordres du très distingué contre-amiral Capomazza, aide de camp de S. M. le Roi d'Italie et commandant la 3eme escadre de nos alliés, ayant son pavillon sur le croiseur Vittore Pisani.
Le 28 entraient sur rade Assiria, Barletta et Spiro, cargos italiens, portant 2.000 Serbes que la Savoie II allait mener à Corfou. Avec huit grandes embarcations, la vedette et le white (sorte de canot à vapeur), l'enseigne de vaisseau Rosenard va les chercher. " A peine la coupée de l'Assiria est-elle amenée que je grimpe à bord - raconte-t-il. En haut se tient le général Goïkovitch, commandant l'armée du Timok. Un grand vieillard que les souffrances de la retraite ont achevé d'épuiser, car, malgré la flamme des yeux, on lit sur sa figure sillonnée de rides toutes les privations et toutes les misères endurées. Quelques ordres brefs, et ce qui fut le brillant état-major d'une valeureuse armée embarque. Puis je m'engouffre dans les faux-ponts, et devant moi s'offre le plus pitoyable des tableaux, Il faudrait un Callot pour fixer éternellement par la gravure cette horde famélique, Entassés les uns contre les autres, joues creuses, yeux éteints, vêtus de loques innommables et couverts de vermine, ils n'ont qu'un souci, rester étendus. De cet immense charnier montent des relents de pourriture qui vous prennent à la gorge. (Au point que des cas d'évanouissement se produiront un peu partout, dans le personnel chargé du transport et de l'installation des Serbes.) Mais nos hommes n'ont pas un geste de dégoût. Ensemble, nous trions ces débris humains, nous les prenons par la taille pour leur faire monter les échelles à pic, et descendre ensuite jusqu'en bas de la coupée où patrons et brigadiers des embarcations les reçoivent et les arriment sans un mouvement brusque, " en douceur ".
" Debout sur la coupée, j'assiste au lamentable défilé:
" Aïdé brzo! ce sont d'abord les vieillards qui n'ont pas voulu rester aux mains de l'envahisseur. Réduits à rien, plusieurs succomberont pendant la traversée.
" Aïdé brzo! Les jeunes maintenant, les tout jeunes conscrits: les " bleuets " de là bas. Quelques-uns n'ont plus que la capote ou le calot, et les veines de leur cou, gonflées, ressortent sur la peau collée aux os. Pas de fourniment, pas d'armes.
" Aïdé brzo ! Voici enfin ceux qui se battent depuis plus de trois ans, ceux qui ont traversé les cimes de l'Albanie avec un biscuit pour deux jours, en buvant la neige à poignée. Les pantalons troués laissent apercevoir des plaques de chair mortifiées. Des chaussures claquées sortent des doigts recroquevillés par le froid. Quelques-uns ont la tête bandée, parce que hier, pendant qu'ils s'embarquaient à Durazzo, un taube a laissé tomber une dizaine de bombes sur eux. Ils ont tout jeté, tout abandonné, couvertures, havresacs et musettes, tout sauf le fusil et les cartouches qu'ils conservent jalousement. "


XXX. QUELQUES SILHOUETTES DE PASSAGERS


" C'est un volontaire, presque un vieillard. Après les sanglantes guerres balkaniques, il s'était installé à Nisch, où il exerçait la paisible profession de cordonnier. Survient la guerre européenne, puis l'invasion. Son foyer détruit, sa femme et ses enfants massacrés par l'ennemi, il s'engage pour les venger. Quoique blessé à la poitrine, il endura toutes les fatigues et toutes les souffrances de la longue retraite. Epuisé et chancelant, il arrive à Valona et embarque sur la Savoie II. Mais, malgré les soins les plus dévoués et les réconfortants les plus énergiques, ses forces le trahissent. Il sent que c'est la fin. Alors, enlevant son pansement, il plonge l'index dans la plaie, le retire plein de sang, et, saisissant son fusil, vieille arme des temps héroïques, il trace sur la crosse: " Mort aux Bulgares" et expire quelques instants plus tard." (Récit du docteur Bouquet, médecin-major de la Savoie II.)
" Nos Serbes se sont casés sans bruit et dévorent le premier repas chaud qu'ils aient avalé depuis bien des semaines. Un d'entre eux erre dans une coursive presque déserte. Repu, il passe dédaigneusement devant les cuisines en pleine activité. Mais le voici devant la boulangerie, et il s'arrête bouche bée, les yeux brillants, extasié: du pain frais! (Ce jour-là, nous n'avions pu leur donner que du biscuit.) Après un moment d'hésitation, il sort de sa musette une poignée de farine, la pétrit avec un peu d'eau qui coule sur le pont, se relève, puis, timidement, tend au boulanger attendri une galette informe. Un officier serbe veut s'interposer, mais je le prie de n'en rien faire: " Vous êtes si bons, si délicats, vous autres Français - me dit-il -que nous avons toujours peur de voir les êtres rudes que sont nos soldats vous blesser sans s'en douter. " Nous blesser, nous émouvoir jusqu'aux larmes, oui! " (Enseigne de vaisseau Perrin.)
La distribution des repas se fait dans un recueillement profond. Celui des Serbes qui partage le pain pour ses camarades n'engage le couteau qu'après avoir pris plusieurs fois ses mesures afin de bien égaliser les portions. Il est d'ailleurs surveillé par ses copartageants. Notre matériel étant insuffisant pour servir tout le monde en même temps, on commence par les groupes de l'avant, ceux de l'arrière venant ensuite. Mais certains de ces pauvres affamés se sont aperçus de la chose: ils mangent d'abord devant, puis se dépêchent de passer derrière, si bien que le maître coq se voit complètement dérouté dans ses calculs. Après avoir distribué le nombre de rations correspondant à l'effectif embarqué, il est obligé - de remplir à nouveau ses marmites pour fournir plusieurs centaines de clients peu débrouillards dont la part a été mangée par les autres: " Ce n'est plus que des moitiés d'hommes - disait un de nos loustics - et ça bouffe comme quatre. " -Lorsqu'il s'agit de débarquer le soir, à Corfou,- personne ne voulut bouger, tous faisant semblant de ne pas comprendre. Surpris de cette attitude tout à fait exceptionnelle chez ces hommes d'une discipline parfaite, j'eus vite le mot de l'énigme. Ayant apprécié la cuisine du bord, ils désiraient tout simplement prendre leur repas du soir avant de descendre. Je fis devancer pour eux l'heure de la soupe, et, quand ils apprirent qu'ils seraient servis dans les embarcations, oh. alors! plus aucune hésitation à s'embarquer. " (Lieutenant de vaisseau Bringuier.)
" Pendant que nous débarquions notre contingent à Corfou, j'activais le mouvement, lorsque, tout d'un coup, j'entends des cris derrière moi. Un grand diable, décharné et loqueteux, est cause du bruit. En outre de son fourniment et de son fusil, il a sur l'épaule un sac d'un poids visiblement trop lourd pour lui et, de plus, horriblement encombrant, dont on veut le débarrasser. Mais il refuse .énergiquement de s'en séparer. Intrigué par la forme du paquet, je m'adresse à l'officier serbe qui nous sert d'interprète afin d'en connaître le contenu. Or, ce que le malheureux charriait ainsi, c'était une mitrailleuse autrichienne qu'il avait conquise de haute lutte. Trophée sans prix pour cet obscur héros, il l'avait portée pendant les 800 kilomètres de la retraite, au milieu des neiges et des précipices de l'Albanie, et rien au monde n'aurait pu lui faire abandonner sa mitrailleuse. " (Enseigne de vaisseau Le Baron.)


XXXI. INTERMÈDE D'AVIONS


" Nous avions déjà transporté une dizaine de milliers de Serbes, et, ce matin-là, 2 février, nous attendions à Valona un nouveau convoi que les chalutiers nous amenaient de Durazzo. Nous sommes mouillés assez au large, de façon à franchir plus vite les barrages. Entre nous et la terre, au delà de la division des croiseurs italiens, une douzaine de cargos déchargent de quoi ravitailler les troupes italiennes, dont les tentes parsèment les collines environnantes.
" 9 heures, le Verdon (français) et le Barletta (italien) sont signalés. Le second laisse tomber l'ancre à environ 200 mètres de nous, tandis que le premier s'amarre à couple par le travers de notre coupée bâbord. La veine, qui m'a toujours généreusement octroyé les meilleures corvées pendant l'évacuation, me désigne encore aujourd'hui pour aller diriger le déchargement du Barletta. Je ne le regretterai pas, car la matinée va être mouvementée, et je me trouverai aux premières loges pour tout bien voir.
" A 9 h. 30, quelques salves rapides partent d un croiseur Italien. Je suppose que, comme nous la veille, il profite du mouillage pour faire un tir au canon. Un bruit insolite: je me dérange encore moins, car les hydravions italiens prennent leur essor chaque matin. Mais les soldats serbes, qui n'ont rien à surveiller que le ciel, me désignent du doigt deux grosses taches qui viennent vers nous, et crient: " Austriaco ! Austriacco ! "
En même temps, j'entends le clairon de la Savoie II rappeler aux postes de veille. C'est la première fois que je vais assister à un bombardement par avions et, tout en continuant à charger nos embarcations, je risque un regard vers le ciel menaçant. Ils sont deux, Ils grossissent et nous surplombent maintenant. On entend le vrombrissement des machines et les cocardes autrichiennes, rouge et blanc, se laissent distinctement reconnaître. Sur la passerelle supérieure de notre croiseur, le commandant Tourrette a pris la direction de la défense. Sur la plage arrière, l'officier canonnier transmet les dérives (indication de pointage) et les secondes de débouchage (des fusées des obus); sans perdre des yeux les points d'éclatement de nos 47. Soudain une immense gerbe d'eau jaillit à un dizaine de mètres sur l'arrière de la Savoie II, entre elle et nous, puis une autre, à une demi-longueur de navire par tribord devant, puis une troisième, une quatrième... Il n'y a pas d'erreur, c'est bien sur le groupe Savoie II-Verdon que le bombardement est dirigé. Belle cible et bonne aubaine: un de nos plus grands transats, armé en guerre et chargé de troupes serbes, quel communiqué ça ferait! " Personne n'a bronché. Le second maître Riou débouche toujours, aussi calme qu'à l'exercice. Le pointeur Bragard suit l'avion du bout de son guidon, les armements manœuvrent avec le plus grand calme et les shrapnels éclatent, environnant l'aéro. Je marque les coups. Pan! trop bas. Pan! Pan! Un peu à droite. Pan! Pan! Pan ! trop à gauche. Vlan! cette fois ça y est, il a au plomb dans l'aile, il vacille... Mais non, on doit l'avoir manqué, car il continue son vol...
" L'autre, devant le danger, a obliqué vers la terre. Plus tard, nous apprendrons qu'il a jeté des bombes sur le wharf ainsi que sur les cantonnements Italiens. Et maintenant, tous deux, le cap au N.-O., piquent vers le large.
" L'embarquement étant terminé à midi, je regagne la Savoie II, où les commentaires allaient encore leur train sur le peu de Chances que l'on avait d'abattre des avions avec des appareils aussi rudimentaires que les nôtres, quand le timonier de veille signale un torpilleur italien qui entre en rade, remorquant un avion autrichien. La question était résolue, et il ne nous resta plus qu'à féliciter notre officier canonnier (l'enseigne de vaisseau Perrin), dont le sang-froid et le jugement avaient suppléé aux défauts d'un matériel désuet et trop souvent inefficace. Depuis, la Savoie II à reçu, pour lutter contre les aéros, des appareils de pointage du dernier modèle: espérons que nous aurons l'occasion de nous en servir. " (Enseigne de vaisseau Rosenard ). Ajoutons que l'amiral italien Capomazza se trouvait en visite à bord du vaisseau français, lorsque l'attaque eut lieu. Il s'embarqua aussitôt dans sa vedette et à peine était-il débordé qu'une bombe éclatait sur l'avant de l'embarcation.


XXXII. TYPHUS, CHOLÉRA ET AUTRES INCIDENTS


Embarquements et débarquements journaliers, traversées sur un qui-vive perpétuel, mouillages où il pleuvait des bombes d'avions, désinfections, corvées de charbon, d'eau, de vivres, etc. - on voit d'ici le surmenage effroyable qu'entraînait un pareil métier.
Dans l'espace de cinq voyages effectués coup sur coup, là Lorraine II, un autre de nos grands transatlantiques (commandé par le lieutenant de vaisseau Maurras) avait transporté 21.700 Serbes. " Nous pensions à ce moment goûter un peu de repos, écrit l'enseigne de vaisseau Crouan - quand une calamité vint s'abattre sur nous. En dépit de toutes les précautions prises, douze cas de typhus éclatèrent à bord, et deux de nos hommes payèrent de leur vie le courage et l'abnégation qu'ils avaient déployés, en prenant bien souvent dans leurs bras les plus malades des malheureux que nous avions le bonheur de secourir. Les, autres furent laissés dans les hôpitaux de Corfou et de Bizerte, et nous eûmes plus tard la satisfaction d'apprendre qu'ils avaient été sauvés. "
Le Sinaï, commandé par l'enseigne de vaisseau Cauchois, avait mené à Asinara (Sardaigne) des prisonniers autrichiens parmi lesquels sévissait le choléra, et avait dû 'brûler jusqu'au pavillon national ayant servi à enterrer Ceux de son équipage qui avaient succombé au terrible fléau. Désinfecté à fond, il revenait le 6 février à Durazzo pour chercher des Serbes. " Gêné par son tirant d'eau, le navire est obligé de mouiller assez loin de terre (journal du commandant). Néanmoins, on distingue assez bien la ville entamée par les bombes et les longues théories des Serbes à pied et à cheval circulant lentement sur les routes. Des canons nous sont amenés d'abord, plus ou moins bien arrimés dans des barques. Les artilleurs serbes, qui ont de bonnes faces de grognards, poilues et impassibles, nous apportent leurs pièces, pleins de soins et de prévenances pour ce matériel glorieux et déchiqueté, précieux parcequ'il revient de la tourmente invaincu et arrosé de leur sang. Le lendemain mâtin, arrêt, pendant que des aéroplanes autrichiens viennent canarder la ville et la rade. Ils sont quatre et laissent en passant tomber des bombes gui éclatent avec un fracas terrible, projetant à terre de hautes colonnes de débris et de fumée. Chacun répond suivant ses moyens et nous assistons à un véritable feu d'artifice. Il semble que nous allons voir jaillir des fleurs et des poissons en baudruche; comme dans certaines fêtes au Japon - mais le sifflement des projectiles nous rappelle à la réalité. Ça recommence le lendemain à la même heure, et presque simultanément dès sous-marins ennemis attaquent très près des barrages un cargo qui court en tous sens, comme un bœuf taquiné par des mouches. Promptement, les patrouilleurs et chalutiers français se délivrent à coups de canon... A 11 heures du soir, les Serbes arrivent en coup de vent, dans des chalands plats où l'eau embarque. Leurs vêtements sont râpés, mais sans une déchirure. Ils serrent précieusement leurs armes, ils ont les poches pleines de cartouches et des grenades en bandoulière. En montant à bord, chacun d'eux est aussitôt débarrassé des bombes par trop dangereuses et reçoit a la place une boîte d'endaubage et dix biscuits qu'on lui passe en vitesse, avec une bourrade amicale, pour presser le mouvement...
" Or, voilà que nous remarquons deux visages imberbes et beaucoup plus fins que les autres, sous des bonnets de police ayant peiné à dissimuler d'épaisses chevelures blondes. Ce sont deux femmes qui cherchent à filer inaperçues. Reconnues, elles s'arrêtent toutes décontenancées et un peu inquiètes. L'une d'elles est suivie par un enfant, un tout petit soldat pas plus haut que son fusil. Elles ont fait toute, là retraite et suivi leurs maris qui sont à bord. On leur donne une cabine, afin qu'elles puissent reposer à leur aise, et elles s'en vont joyeuses, regardant partout avec la curiosité de leur sexe... "
Mentionnons enfin la descente d'un avion autrichien à Valona par le chalutier Ginette, qui devait sauter sur une mine, quelques semaines plus tard à l'entrée même de Corfou.


XXXIIL TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN


A la date du 27 février, le transport des Serbes était un fait accompli. Il y en avait 140.000 à Corfou et 13.000 à Bizerte, le reste réparti dans différents hôpitaux ou sanatoriums de Provence ou d'Algérie, chiffres auxquels il convient d'ajouter environ 12.000 évacués de la population civile. Malgré leurs avantages, les Autrichiens n'avaient pas pu nous empêcher d'atteindre le but poursuivi. A terre, la fatigue de leurs troupes et la jalousie que leur inspiraient les Bulgares dont ils ne voulaient à aucun prix voir les troupes déboucher sur l'Adriatique, avaient paralysé leurs mouvements. En mer, la flotte ennemie ne montra aucun mordant, ne tentant plus aucun raid après celui qui avait abouti au bombardement de Durazzo, le 29 décembre. Il n'y a que les avions autrichiens dont les vols obtinrent des résultats, mais sans parvenir à retarder l'embarquement d'une façon sensible. " En résumé- dit le commandant de Cacqueray - Le manque de vigueur des Autrichiens, et l'absence de liaison entre leurs opérations de terre et de mer, sous-marines et aériennes, a facilité notre réussite et nous a permis de sauver l'armée serbe, malgré des difficultés énormes qui n'ont été, surmontées, en grande partie du moins, que grâce à l'activité, au courage et au dévouement de nos marins de l'Etat et du commerce. "
Il ne faut pas oublier, en effet, que nous n'étions pas seuls à tenter cet émouvant et pénible sauvetage. Et si je me suis constamment abstenu d'indiquer la part qu'y ont prise nos alliés, hormis le cas où leur action se trouvait trop intimement liée à la nôtre pour qu'il fût possible de la passer sous silence, c'est parce qu'il n'appartient qu'à eux de faire connaître le rôle joué par leurs marins dans l'œuvre immense que j'ai essayé de retracer. Mais nous laisserions au lecteur une idée très incomplète de la manière dont les choses se sont passées en n'ajoutant pas ici que, les tiraillements du début une fois oubliés, et compte tenu des susceptibilités de chacun, Anglais et Italiens ont collaboré de tout leur pouvoir au succès du plan généreusement conçu par la France et qui ne pouvait être réalisé que moyennant le concours de tous. Jusqu'au point où nous en sommes arrivés du moins. Parce que, dans le dernier acte de ce drame épique, qui va se dérouler entre Corfou et Salonique, ce sont presque uniquement nos marins et la mission militaire française que nous verrons à l'oeuvre.


XXXIV. DE VALONA A CORFOU


Les Italiens avaient occupé Valona dès avant leur déclaration de guerre à l'Autriche. Ils s'occupèrent aussitôt de pourvoir à la défense d'une position dont les anciens possesseurs turcs avaient complètement négligé l'importance. Avec Brindisi, nos alliés tenaient désormais les deux rives du canal d'Otrante et devenaient ainsi les maîtres de la basse Adriatique, où personne ne pouvait plus pénétrer sans leur agrément, non plus qu'en sortir.
La ville de Valona, qui compte de cinq a six mille âmes, se trouve a deux kilomètres du débarcadère et, de la rade, on voit poindre ses minarets et les terrasses des maisons par-dessus les jardins qui les entourent. Depuis l'arrivée des Serbes, c'était un grouillement aussi varié que pittoresque, où les uniformes sévères de l'armée en retraite contrastaient avec les costumes bigarrés des habitants, Albanais et Grecs, dont les femmes portent des sortes de jupes-culottes surmontées de corsages en forme de boléro, les hommes un pantalon serré aux genoux, évasé du bas, et une veste très courte, ayant des pompons de laine aux épaules, tels des quadrilles de toreros, mais habillés au rabais.
Les troupes qui avaient pu marcher jusqu'à Valona se trouvaient naturellement en meilleur état que celles de Durazzo. Plusieurs régiments avaient même fait leur entrée musique en tête. Bien encadrés et commandés, ils devaient fournir les éléments d'une réorganisation rapide. Presque toute la cavalerie en était. Devant ou derrière ses fiers escadrons se pressaient des troupeaux de bœufs, aux cornes immenses et au garrot bombé comme celui des bisons, évoquant le souvenir des pampas de l'Amérique du Sud. Très unis entre eux, les soldats serbes s'aidaient les uns les autres, les valides portant les malades, le paralytique guidant l'aveugle. Ils montraient surtout un véritable fétichisme pour leur matériel de guerre: fusils, canons, mitrailleuses, caissons, ballots d'archives, tout était de leur part l'objet des soins les plus touchants. Aucun désordre et jamais de bruit. Des gens silencieux et résignés, de vrais Slaves.
Comme le temps pressait moins, l'embarquement ne fut pas aussi précipité qu'ailleurs. Il y eut du reste des difficultés imprévues. Ainsi une tempête, qui éclata en janvier, détruisit les amarrages des mines posées par les Italiens pour protéger la rade, de sorte qu'il fallut draguer partout et pratiquer un nouveau chenal d'accès. Nous avons déjà parlé des incessantes attaques auxquelles se livraient les avions autrichiens. Malgré quoi l'évacuation des contingents rassemblés à Valona était terminée dans les derniers jours de février.
De même que les précédentes, cette dernière étape avait été franchie sans aucun accroc, en ce qui concerne les Serbes. Le couloir de protection formé par les chalutiers et drifters, entre Valona et Corfou, était si bien gardé que les sous-marins ennemis ne s'y risquèrent jamais. Long d'une soixantaine de milles seulement, le trajet ne prenait que quelques heures et s'effectuait toujours de nuit. Les escadrilles françaises de Corfou surveillaient la route, et l'escorte était fournie par des torpilleurs italiens auxquels avaient été adjoints le Mameluck et le Fantassin. Nous avons donné un aperçu des conditions dans lesquelles s'opérait le passage à bord des grands paquebots qui en étaient chargés.


XXXV. LE " RENAUDIN " ET LA " GINETTE "


Cette dernière partie de l'évacuation nous coûta la perte de deux vaillants petits navires, le contre-torpilleur Renaudin et le chalutier Ginette, celui-ci qui sauta sur une mine, le 23 mars, près de Sévota (un îlot contre la côte d'Epire, dans le sud de Corfou) : 19 hommes y trouvèrent une mort glorieuse, dont le premier maître Allain, leur commandant. " Notre brave petite Ginette a disparu ", proclama simplement l'ordre du jour de l'amiral de Gueydon, et, dans sa brièveté, cet éloge funèbre résumait l'émotion de tous devant la fin d'un bâtiment renommé pour la crâne manière dont il s'acquittait des missions les plus périlleuses.
Commandé par le lieutenant de vaisseau Hardy, qui périt avec le Renaudin (800 tonnes, 31 noeuds, deux canons de 100, quatre de 65) appartenait à la flottille du commandant de Cacqueray, placé lui-même sous les ordres du vice-amiral Cutinelli-Rendina, commandant en chef la 2eme escadre italienne et les forces navales alliées dans l'Adriatique inférieure. Tant que durait le transport des Serbes, le principal objectif de ces dernières consistait à couvrir le mouvement de va-et-vient entre la côte albanaise et Corfou contre toute tentative de surprise de la part des Autrichiens. Ayant reçu avis qu'un submersible ennemi avait été aperçu croisant dans le golfe du Drin (qui sépare Durazzo de San Giovanni di Medua), l'amiral Cutinelli envoya à sa recherche une escadrille composée des six contre-torpilleurs Renaudin, Commandant Bory, Boute-Feu (tous les trois français, avec les mêmes caractéristiques que le Renaudin), Insidioso, Impetuoso et Ippolito Nievo (ces trois derniers itlaliens : 690 tonnes, 35 noeuds, un canon de 120, quatre de 76). Le tout commandé par le capitaine de frégate Bréart de Boisanger, qui avait son guidon sur le Renaudin, avec le capitaine de corvette italien Luigi de Robilant comme adjoint.
A 7 heures du soir, le 17 mars 1916, l'escadrille appareillait de Brindisi, tout le monde sur le pont, à cause du danger offert par les mines qui pouvaient s'être détachées du champ de protection. Le scout anglais Dartmouth, 5.250 tonnes, 26 noeuds, huit pièces de 152, quatre de 47) se tenait sous pression, prêt a appareiller pour appuyer le repli des destroyers, au cas d'une rencontre avec, des croiseurs ennemis. Clair de lune splendide, mer plate. Une légère brume diminue un peu la visibilité.
Les équipages sont aux postes de veille renforcés, les pièces armées . A bord de chaque destroyer, un officier de quart, l'homme de barre, un gradé et deux vigies qui scrutent l'horizon avec des jumelles, sans compter le commandant qui ne quitte pas la passerelle. A l'arrière, deux hommes aux grenades. Les postes de T.S.F. reçoivent de fréquents messages Telefunken (appareils ennemis) dont quelques-uns semblent très rapprochés. Aussi la surveillance est-elle redoublée, au point qu'un peu avant minuit on relève un indice des plus fugitifs, un sillage étroit et rectiligne, paraissant provenir du récent passage d'un bâtiment léger, torpilleur ou sous-marin.
Vers les 4 heures du matin, à l'aube naissante, on est en vue de Durazzo. Mis le cap au Nord jusqu'à la pointe Pali, entrée du golfe du Drin. L'escadrille se forme en râteau, avec 16:000 mètres d'écartement entre les navires, et commence l'exploration du golfe à 26 nœuds de vitesse. Les vigies remontent dans les hunes et signalent quelques épaves: ainsi découvre-t-on les brisées du sanglier quand on chasse en forêt. A bord du Renaudin, les commandants de Boisanger, de Robilant et Hardy se tiennent sur le banc de quart, les yeux rivés à leurs jumelles. Soleil radieux, mer d'huile. Pas de meilleures circonstances pour le genre de poursuite auquel ils se livrent. Les radios Telefunken se sont presque tus. On n'entend plus que le grand poste de Cattaro et un autre plus éloigné, attaquant un bâtiment qui ne répond pas. La bête n'est peut-être pas loin, gare!
Plusieurs parcours n'ont amené aucune découverte. A 8 heures moins dix, repris une nouvelle course vers le fond du golfe, le Renaudin restant à droite de la ligne et le plus près de terre. Hardy descend dans sa cabine. Il a passé la nuit debout et éprouve le besoin de se changer. Mais c'est la fatalité qui lui fait choisir ce moment-là, car la mort l'attend en bas... L'enseigne de vaisseau Tros a, au contraire, la bonne inspiration de monter prendre le quart un peu d'avance, ce qui le sauvera. Oh! la vanité des prévisions humaines, devant le jeu de cette force incalculable dont les anciens avaient fait un dieu: le hasard! Tros se trouve à la hauteur de la troisième cheminée à compter de l'avant, lorsque part un cri de: " Sous-marin par tribord! " bientôt suivi de: " Torpille! " A la sinistre annonce, que le bruit des ventilateurs de la machine permet à peine de saisir, de Boisanger commande immédiatement: " A droite toute! " Bien inutilement d'ailleurs, car l'engin est visible à une centaine de mètres, filant à fleur d'eau comme un marsouin. Malgré la mort imminente, les servants de la pièce avant n'en pointent pas moins consciencieusement dans la direction d'où provient la torpille, et s'apprêtent à faire feu quand elle arrive au but.
Le Renaudin est frappé par le travers des machines, juste au-dessous de l'endroit où se trouve l'enseigne Tros, que l'explosion projette en l'air. Nous verrons un peu plus loin ce qu'il advint de lui. Le bâtiment a été coupé net en deux tronçons qui se dressent hors de l'eau, retombent et disparaissent en moins d'une vingtaine de secondes, ne laissant derrière eux qu'une large colonne de fumée noire. Les trois quarts de l'équipage coulent avec le Renaudin. Admirable de sang-froid, l'équipe du canon de chasse a continué le service de la pièce jusqu'à l'instant où l'eau est venue la saisir. De même, de Boisanger et de Robilant, le premier maître et les timoniers de quart, qui, sans avoir bougé de leur poste, n'ont qu'à se mettre à nager quand la mer les gagne.
Quelques espars, la niche du chien et un berton - sorte de petite embarcation en toile - défoncé sont les seuls débris qui flottent. Une trentaine d'hommes (sur environ 110) parviennent à s'y accrocher. Ils entendent les cris des blessés et des malheureux en train de se noyer. Puis tout se tait. Une immense nappe de mazout, échappé des soutes, couvre la surface et brûle par endroits. C'est tout ce qui reste du grand torpilleur qui, quelques minutes auparavant, fendait orgueilleusement les flots de l'Adriatique, cherchant un ennemi à combattre, et englouti sans avoir seulement pu se défendre.


XXXVI. HÉROISME ET ABNÉGATION


Revenons au jeune enseigne Tros, qui va nous raconter la suite de sa terrible aventure. " Ebloui par l'éclair de l'explosion, je crus voir le soleil à toucher - me disait-il ces jours derniers. Je perdis ensuite connaissance et ne la retrouvai que dans l'eau. Je tournoyais sur moi-même, tout en coulant à pic. Je me mis alors à nager, et m'aperçus que j'étais blessé à la jambe gauche, qui demeurait inerte. En remontant à l'air, encore à demi suffoqué et la bouche pleine de mazout, je ressentis de vives douleurs aux yeux ainsi que sur toute la figure. Je ne voyais plus qu'un voile rougeâtre et me crus aveugle (il n'en était heureusement rien, quoique sa vue ait beaucoup perdu). Je pus me soutenir quelque temps avec mon unique jambe valide, et réussis même à me débarrasser de mon revolver et de mes jumelles qui me gênaient beaucoup. Mais, sous l'action de l'eau de mer, mes blessures me faisaient cruellement souffrir. Nageant toujours à l'aveuglette, je vins heurter contre un berton crevé que je saisis des deux mains. Autour de moi des hommes appelaient au secours, sans que je puisse rien pour eux, hélas! Je me sentais d'ailleurs faiblir très vite et voyais déjà le moment où je serais obligé de lâcher prise, quand une voix me cria: " Tenez bon, lieutenant! j'arrive. " Je répondis: " Dépêche-toi, je n'en ai plus pour longtemps!. " Mon sauveteur, le quartier-maître Cadic (encore un Breton, du quartier de Saint-Brieuc), parvint à m'étendre dans le fond de l'embarcation, et, comme le soleil dardait sur mes yeux brûlés, il me couvrit de son bonnet. " Simple et émouvant récit qui, mieux qu'aucune littérature, nous permet de saisir en pleine action la force d'âme et le dévouement de nos marins, tant officiers que sous-officiers ou matelots.
Autour du même berton vinrent successivement se grouper un certain nombre de naufragés, dont le capitaine de frégate de Boisanger. L'infortuné Hardy n'avait pas reparu. Muni d'une ceinture de sauvetage, le commandant italien de Robilant pouvait se soutenir. Il plongea par deux fois pour repêcher des hommes à bout de forces. Car lorsque l'un d'entre ceux qui se tenaient après le berton n'en pouvait plus, il se laissait couler sans mot dire, plutôt que de chercher à monter dans l'embarcation, que la moindre charge supplémentaire eût infailliblement entraînée au fond...
N'apercevant aucun autre bâtiment, le sous-marin ennemi (l'U-6, que les Italiens capturèrent un peu plus tard) émergea alors, dans l'intention a prétendu son second lorsqu'il fut pris - de recueillir les survivants à son bord. Il tourna quelque temps autour du point où le Renaudin avait disparu, puis s'éloigna et plongea pour éviter le Commandant Bory (lieutenant de vaisseau Vicel). Ce dernier a, en effet, vu et entendu l'explosion, et accourt. Mais, ne sachant s'il s'agit d'une mine ou d'une torpille, il s'approche avec circonspection, après avoir prévenu le reste de l'escadrille qui se porte dans le Nord afin de couvrir le sauvetage.
Dès que le Bory est à portée de voix, les naufragés lui crient de s'en aller au plus vite, parce qu'ils ont été torpillés et que le sous-marin n'est pas loin. Sous prétexte de ramasser une trentaine d'hommes, il ne fallait évidemment pas risquer la perte d'un autre torpilleur et de tout son équipage. N'empêche que le geste de ceux qui refusent le salut à ce prix-là, vaut d'être retenu, n'est-ce pas! Et le Bory vire en effet de bord, à toute vapeur. Mais le commandant a son plan. Après avoir couru quelque trois mille mètres, il stoppe, met ses embarcations à la mer et repart en vitesse pendant que celles-ci gagnent le lieu du sinistre à l'aviron. Quand les rescapés sont à leur bord, baleinières et youyous s'éloignent, chacune dans une direction différente. Le Bory vient alors les prendre successivement, ne s'arrêtant que le temps nécessaire pour crocher les palans qui servent à hisser et soulever hors de l'eau l'embarcation toute chargée. Il file ensuite à 30 noeuds et fait un grand tour avant de revenir sur une autre afin de donner le change au sous-marin. Habile manœuvre qui lui permit d'éviter les deux torpilles que les prisonniers de l'U-6 avouèrent lui avoir lancées sans succès. Vers 10 h. 1/2, l'opération était achevée, et des fumées ayant été signalées sortant de Cattaro, l'escadrille se rassembla pour rentrer à Brindisi, d'où le Dartmouth et une escorte de torpilleurs se portaient à sa rencontre.
Encore un bel épisode à l'actif de nos marins, mais dans lequel leur héroïsme, et leur habileté professionnelle n'ont eu à jouer que passivement. Presque jamais ils ne connaissent la joie profonde, réservée à nos admirables soldats, de se battre corps à corps avec l'ennemi, de repousser ses assauts les plus furieux ou de l'enfoncer de haute main, en se sentant tous les jours plus près de la victoire finale. Eux, ils sont voués à la recherche de l'invisible et de l'insaisissable, condamnés à une lutte sournoise n'offrant pas une heure de répit et aboutissant presque toujours à quelque effroyable sacrifice de vies humaines, sans que personne en soupçonne seulement la grandeur ni l'utilité. Tels ces martyrs inconnus de la foule, dont la foi et l'indomptable courage finirent quand même par avoir raison de leurs ennemis. Ainsi en sera-t-il de nos officiers et équipages de la flotte et c'est pourquoi je m'occupe de rassembler dès maintenant leurs " actes" glorieux.


XXXVII. SOUS LES OLIVIERS DE CORFOU


Corfou est un de ces petits paradis de la Méditerranée où tout se trouve réunis pour charmer: climat, paysage, souvenirs. Si l'on veut se rendre compte de la satisfaction que pouvaient éprouver les Serbes en y débarquant, il suffit de se rappeler ses propres impressions quand, ayant quitté Paris un soir d'hiver, par une de ces pluies glaciales qui rendent tout boueux et maussade, on se réveille le lendemain matin dans le train, en route pour la Riviera, avec la joie de revoir le ciel bleu, du soleil et des rosiers en fleurs. Après toutes les alertes de la retraite et de l'embarquement, c'était aussi le même genre de soulagement que ressent le voyageur qui, revenant des pays tropicaux où l'on ne saurait faire un pas sans s'exposer à la morsure de quelque bête venimeuse, retrouve la sécurité qu'offre au promeneur la nature de nos régions tempérées. La mission militaire française suivait à Corfou l'armée qu'elle avait contribué à sauver et, dès son arrivée dans l'île, de concert avec l'amiral de Gueydon, le général de Mondésir procédait à la répartition des Serbes. La plus grande partie fut installée dans ce que l'on appela les camps du Sud. Le reste, aux alentours de la ville, près de Govino, de Gastouri, de Santi-Dekka et de l'Achilléion, sur la route qui domine la mer et suit en corniche les sinuosités du rivage. Et, en quelques jours, les régiments affamés et disloqués reprenaient l'aspect de troupes au cantonnement.
Tout a été dit, ou à peu près, sur la merveilleuse résurrection de l'armée serbe, et nous avons vu plus haut comment la base navale de Corfou en avait préparé les moyens. Je n'y reviendrai donc qu'à seule fin de montrer jusqu'où nos marins poussèrent le débrouillage, quand il fallut s'ingénier pour abriter des milliers de pauvres êtres désemparés, improviser de quoi secourir leur effroyable détresse et soigner ceux dont le seul contact représentait le plus terrible des dangers.
C'est ainsi qu'ils s'instituèrent constructeurs de baraquements à Govino. " Une délicieuse plage, fraîche et solitaire, qui s'arrondit entre deux pointes couronnées de vieilles fortifications et semblables à deux bras accueillants. Autrefois, mouillage habituel des galères vénitiennes, avec un arsenal en ruines dont il ne reste plus que la porte d'honneur démantelée et quelques-uns des arceaux sous lesquels s'abritaient les ateliers de réparation. Toutes les tonalités du vert y chantent le printemps: velours des pelouses, rigidité sombre des cyprès, grisaille légère des oliviers, souples rubans des ruisseaux glauques descendant à la mer. Il y a peu de jours, c'était la campagne antique, odorante et muette, créée pour les pâtres et les poètes qui se grisent volontiers de solitude et de silence. Aujourd'hui, Govino est redevenue une ville, et son port a repris toute son activité. Des milliers de soldats se pressent sous des centaines de tentes, reliées par les innombrables lacets de routes qui, hier, n'existaient pas; des hôpitaux presque confortables, des baraquements et des magasins s'élèvent à l'ombre d'oliviers séculaires. En bas, un appontement de fortune, où accostent des processions de chalands remorqués par des embarcations à vapeur, reçoit des amoncellements de marchandises de toutes sortes, et des caravanes de malades. Et toute cette prodigieuse métamorphose est due aux matelots, mécaniciens, charpentiers et voiliers de la division navale. " (Médecin principal Hernandez du Waldeck Rousseau.)


XXXVIII. VIDO, L'îLE DE MISÈRE


Nous emprunterons à la plume alerte du même correspondant, ainsi qu'à des lettres des enseignes de vaisseau Michelin, Olivier et Cléret, un aperçu de ce que fut le dévouement de la Marine aux mauvaises heures du début, celles où tout manquait: " Vido est un îlot, rocheux et verdoyant, d'une superficie d'environ cent hectares, qui barre au Nord l'horizon immédiat de Corfou. Sur cet étroit espace; on avait réuni les plus misérables parmi les infortunés Serbes. A peine arrivés, nous (les marins) nous sommes installés sur un petit plateau marécageux qui domine l'île, plus près des nuages afin de mieux recevoir la pluie fine qui tombe jour et nuit. Quatre immenses tentes ont été dressées par les charpentiers et les voiliers du Waldeck. Une épaisse litière recouvre la vase du sol, et sur cette couche grouillent plusieurs centaines de larves humaines. C'est l'inévitable déchet des armées qui ont traversé montagnes, neige, faim, précipices et marais, sans compter l'hostilité des indigènes, accomplissant une marche de 70 jours auprès de laquelle la retraite des Dix Mille ne serait qu'un agréable flânerie.
" Quels haillons sordides et déchiquetés! Sous ces haillons, quelle vermine insolente autant qu'innombrable, et, sous cette vermine, quelles plaies horribles rongent ces pauvres et chancelants squelettes! On ne sait plus si ce sont des vivants qui vous regardent comme des morts, ou des morts qui vous regarder avec des yeux de vivants.
" Dès l'arrivée au camp, un médecin de la Marine (Hernandez), qui défend de paraître ému, soumet ces misérables à un examen sommaire. Les quatre tentes reçoivent respectivement les fiévreux, les dysentériques, les estropiés et les cachexiques. Funèbre ironie! Il faut tout faire comme si on avait le nécessaire, quand la salle d'opération est représentée par le grand air et la table chirurgicale par une planche branlante posée sur deux énormes pierres! Faute de fiches et de bureau pour écrire, le docteur s'est muni de vieux jeux de cartes du bord qui serviront à marquer l'état et la destination de chaque malade, suivant qu'un trèfle, un carreau, un pique ou un cœur auront été accrochés à ses guenilles. Les infirmiers sauront ainsi sous quelle tente le conduire.
" Le lendemain matin, on fait le triage des morts, dont quatre squelettes emportent les cadavres, mais si légers, si peu de chose, que la corvée n'est pas au-dessus de leur faiblesse. Une fois que l'aumônier du Waldeck (Mgr Bolo, l'éminent conférencier si connu à Paris) était venu leur prodiguer les consolations et secours matériels qu'il leur apportait journellement, au moment où il allait les quitter, ces malheureux se soulevèrent sur la paille et, avec ce qui leur restait de forces, crièrent avec des voix débiles et navrantes, à bout de souffle: " Françouska Givela! " (Vive la France). Epuisés par cet effort, plusieurs tombèrent inanimés, ayant adressé leur dernier cri à la nation généreuse qui s'était penchée sur leur dernière douleur.
" Telles étaient les déplorables conditions dans lesquelles nous opérions les premiers jours. Depuis, Vido est devenu un élysée sanitaire. Rajeunies par le printemps, ses pelouses sont maintenant émaillées par les jolies tentes toutes blanches du service de santé militaire qui nous a remplacés, énormes pâquerettes parmi lesquelles s'empressent nos infirmières, ces abeilles de la charité. Des baraquements hygiéniques, sentant bon le bois frais, abritent la béatitude des malades et les raffinements de la science médicale, tout cela dû toujours au mêmes bons magiciens, les matelots! "


XXXIX. LA " CHRYSALIS "


" C'était un pauvre méchant petit vapeur grec, voué par ses modestes proportions (200 tonnes environ) à de courtes traversées parmi les cailloux de la côte hellène. Ses cales étroites n'avaient guère transporté jusque-là que des olives noires et des figues sèches, ses humbles cabines abrité que d'infimes passagers ou des mercantis bavards. Un jour, ordre de l'amiral d'y installer dare-dare des lits, du couchage, des douches, une pharmacie, un service médical complet, avec certains appareils d'un genre tout spécial que l'on comprend généralement sous l'appellation " confort moderne ".
" On vit alors avec quelle rapidité prodigieuse, entre les mains de nos matelots, la plus morne des chrysalides peut devenir un brillant papillon. Comment se fit la transformation ? Ceux-là seuls seraient capables de le dire qui l'opérèrent: médecins, infirmiers, charpentiers, timoniers, voiliers et mécaniciens de la flotte. Mais, au bout de vingt-quatre heures, le bateau était prêt à recevoir une centaine de Serbes.
" L'affreux serrement de cœur que l'on éprouvait à voir arriver ces malheureux épuisés se changeait bientôt en je ne sais quelle joie ahurie, au spectacle de la scène pittoresque qu'offraient les premiers soins dont ils étaient l'objet. Le pauvre diable qui a monté l'échelle de coupée en se traînant est saisi par des bras à la fois vigoureux et maternels. En un clin d'œil les effroyables loques où la vermine se retranche en toute sécurité sont à bas et vont bouillir dans une vaste baille à proximité. Tandis que les insectes dépossédés de leur repaire dansent à la surface de l'eau chaude, le patient est assis sur la lisse, où un coiffeur improvisé, la tondeuse à la main, penche son chef broussailleux vers l'eau, et, en quelques secondes, par mèches épaisses, fait tomber directement à la mer une faune et une flore trop longtemps respectées.
" Presque simultanément, un jet d'eau tiède lave l'arrivant, en visite tous les recoins, assouplit la peau rugueuse, rend à la propreté ce pauvre corps flétri par la crasse, la maladie et la fatigue. On dirait déjà qu'il va mieux. Un léger coup de tampon sur sa pitoyable carcasse est donné avec une douceur et des ménagements dont on ne croirait pas capable la rude main de nos mathurins. Revêtu maintenant d'une chemise propre, il est doux de contempler, enfin parvenu à l'étape du repos et de la charité, l'infortuné qui, depuis soixante-dix jours, avait été en butte à tant de cruelles et sordides misères. Sans qu'il en coûte aucun effort à ses maigres jambes de squelette non plus qu'à ses pieds enflés et saignants, le voici transporté sur une couche bienfaisante. Le médecin est là, qui l'ausculte, l'examine, le panse, et donne les ordres nécessaires. Pauvre être, lamentable échappé du calvaire subi par tout un peuple, tes souffrances sont terminées, tu auras désormais du linge propre, du lait chaud, des soins affectueux. la France est à ton chevet, représentée par une de ses plus nobles personnifications - sa Marine! " (Docteur Hernandez).
Ce que ne dit pas l'auteur de ces saisissants petits tableaux, et ce qu'il faut cependant proclamer très haut, c'est que le corps de santé de la Marine prodigue partout et inlassablement la bravoure et le dévouement les plus absolus, joints à la plus haute capacité professionnelle. Car, tandis que leurs confrères de l'Armée se relèvent pour aller au front, eux sont toujours aussi exposés que dans les tranchées de première ligne. Et quand par hasard sous-marins et avions ne sont momentanément pas à redouter, comme à Corfou, ils ont affronter la peste et le choléra, dont le docteur Hernandez ne parle même pas. Impossible de réunir de plus beaux états de service que nos médecins de la flotte.


XL. DE CORFOU A SALONIQUE


Il ne me reste plus qu'à rappeler le succès que fut le transport à Salonique de l'armée serbe reconstituée et ne demandant qu'à reprendre l'offensive. Les Grecs ayant indignement refusé aux Alliés d'utiliser le chemin de fer de Patras à Larissa, on dut se résoudre à faire le tour par le cap Matapan , le canal de Corinthe ne permettant pas le passage à des bâtiments suffisamment grands pour mener l'opération aussi rondement qu'il était nécessaire. Car il n'y avait pas une heure à. perdre si l'on voulait éviter les sous-marins que les Boches s'apprêtaient a jeter sur une aussi riche proie.
Sauf erreur ou omission, voici les noms des cinquante-deux croiseurs auxiliaires ou affrétés de notre marine de commerce qui furent réunis à cet effet, après un radoubage destiné à leur rendre le plus de vitesse possible: Sant'Anna, Burdigala, Lutetia, Savoie l, Gallia, Australien, Britannia, Doukkala, Dumbéa, Melbourne, Natal, Chili, Plata, Nera, Sinaï, Armand Béhic, Savoie II, Médie, Abda, Théodore Mante, Canada, Sontay, spécialement affectés aux troupes; Ville de Rouen, Ville de Bordeaux, Arcturus, Sylvie, Havraise, Odessa, Annam, Libia, Sainte Hélène, Danube, Anatolie, Gaule, Artiste, Astria, pour le matériel; Ville de Nantes, Caraïbe, Arménie, Amiral Charner II, Djemmah, Mont Cervin, Argenfels, Basque, Ville de Strasbourg, Consul Horn, Algérie III, Loire, destinés au ravitaillement; Seine et Drôme, qui devaient prendre les armes; Colbert et Himalaya, transports-écuries. Les Anglais nous prêtaient lngama, Cameronian, Eloby, Darymoor, Lynton, Mabelraid, Maryland, Huanahaco, et les Italiens Perseo, Cordova, Stampalia, Re Vittorio Emmanuele, Principe Umberto. En tout, soixante-cinq navires de charge qui, du 11 avril au 30 mai, feront la navette entre Corfou et. Salonique, chaque voyage, aller et retour, demandant de quarante-sept à cinquante-cinq heures, suivant la vitesse déployée.
" Grâce au dispositif adopté, à la bonne volonté de tous, ainsi qu'au labeur acharné des escadres et des bases , ce nouvel exode put s'accomplir, dans des conditions de célérité qui ont dépassé les prévisions les plus optimistes - écrivait l'amiral Dartige du Fournet. Mais si les ordres reçus ont été bien exécutés, je ne saurais passer sous silence le rôle primordial que ces ordres eux-mêmes, la régularité et la promptitude avec lesquelles les moyens de transport nous ont été fournis, ont joué dans cette entreprise. Elle ne pouvait réussir que par l'effet d'une méthode et d'une prévoyance dont nous avons recueilli les fruits, mais dont l'honneur revient au ministre de la Marine (amiral Lacaze). "
Or, voici quel était le plan auquel s'était arrêté le commandant en chef, d'après les instructions ministérielles:
L'armée navale commença par venir s'installer à Argostoli, superbe rade qui s'ouvre dans la partie Occidentale de l'île de Céphalonie, à 50 milles dans le Sud de Corfou. De là, elle pouvait fondre sur l'escadre autrichienne, si celle-ci eût tenté une sortie contre nos transports. J'ai déjà suffisamment expliqué toutes les mesures que comporte l'établissement d'une base maritime - dragages de mines, patrouillage à la recherche des sous-marins, pose et garde des barrages, services de surveillance et d'éclairage, arraisonnement, pilotage, etc. - pour y revenir ici.
Tout le long de la route à franchir, torpilleurs et chalutiers (ceux-ci qui firent merveille sous l'habile et vigoureuse direction du commandant Fatou) ont été répartis en escadrilles de couverture et d'escorte, sur le rôle desquelles on comprendra que je m'abstienne de fournir des précisions.
La sortie de Corfou était dirigée par l'amiral de Gueydon, renforcé par une seconde division de croiseurs. Il avait surtout à se défendre contre les mines que venaient constamment semer de petits sous-marins allemands. Les Italiens surveillaient l'Adriatique et les Anglais nous prêtaient leur précieux concours dans la mer Egée. Enfin, l'arrivée à Salonique s'effectuait sous les auspices de l'amiral Salaün. Je passe, naturellement, sur les horaires et itinéraires qui avaient été établis de manière à réunir les circonstances les plus favorables.


XLI. DERNIÈRES ALERTES


Malgré toutes ces mesures, on conçoit les inquiétudes du prince Alexandre, quand il se vit obligé de confier une seconde fois le sort de la Serbie aux hasards de la mer, des mines et des submersibles. Le 23 mars, le chalutier Ginette sautait dans le Sud de Corfou, et sa perte sauvait un transport qui le suivait de près. Brindisi annonçait le passage de deux grands requins boches. Un sous-marin était pris dans les filets du canal d'Otrante, un autre parvenait à échapper. De Grèce, nos agents en signalaient plusieurs, échelonnés entre Corfou et le cap Matapan, et les transports voyaient des périscopes un peu partout. Le 7 avril, le Colbert, qui amenait des chevaux de France à Salonique, arrivait à Ajaccio avec un tué, et huit hommes grièvement blessés, à la suite d'un combat contre un sous-marin. Dans la mer Egée, le 8 mai, la Savoie II en rencontrait un autre et ne lui échappait que grâce à une prompte et adroite manœuvre de son commandant, le capitaine de frégate Tourrette.
Pour toutes ces raisons, le prince eût peut-être arrêté le transport en cours, si le général, de Mondésir, et l'amiral de Gueydon, ce dernier surtout, ne fussent parvenus à le rassurer et à le convaincre de l'efficacité des moyens de protection employés. Les Italiens y ajoutèrent six torpilleurs de 800. tonneaux et vingt-quatre drifters retirés de l'Adriatique, et les choses continuèrent comme auparavant. Le 15 mai, le prince partait lui-même à bord du destroyer français 0piniâtre.
Bref, à la date du 30 mai 1916, nous avions transporté à Salonique 117000 hommes, 20000 chevaux et 150000. mètres cubes de matériel, plus environ 13500. mètres cubes de ravitaillement par semaine. Et cela sans une perte, sans même d'accident, avec un bonheur et une rapidité d'exécution dont ne revenaient pas ceux qui dirigeaient le mouvement. " J'étais étonné de ce que je voyais faire par chacun, officiers et hommes, dans toutes les spécialités. Ouvriers de la première heure, ils ont dû tout improviser, recourir aux moyens de fortune les plus rudimentaires pour parer à des difficultés en apparence insurmontables, ce qui ne les a pas, empêchés d'obtenir un rendement que personne n'attendait " - me disait l'amiral de Gueydon, auquel est principalement due cette splendide réussite. Aussi bien organisée que brillamment conduite c'est en effet une des opérations dont la Marine française peut s'honorer à plus juste titre, et j'espère avoir donné une idée de l'immense effort qu'elle représente.
Son achèvement marquera également le terme de ce long récit, car si nos marins ont continué à servir dans l'Adriatique, et à y faire preuve des mêmes admirables qualités, ils n'ont plus été, à partir de ce moment-là, que les auxiliaires de nos amis et alliés italiens, à qui nous laisserons le soin de compter leurs actions de guerre.


EMILE VEDEL