![]() |
Comment pénétrer dans une mer essentiellement italienne sans commencer par la saluer du nom sonore que lui donne la nation, soeur de la nôtre, à qui elle appartient de toute ancienneté, géographiquement autant qu'historiquement ?
Et comment ne pas évoquer, à son propos, la légendaire cérémonie par laquelle chaque nouveau doge de Venise remémorait des droits imprescriptiblesen venant l'épouser symboliquement du haut de la poupe du Bucentaure, la fastueuse galère tout écarlate et or ?
Enfin, avant d'arriver au moment où la noble Italie entrera en guerre à nos côtés, pour libérer la mer sournoisement convoitée par les Austro-Boches, ne convient-il pas de rappeler que son geste vengeur a été déclanché par le grand poète actuellement régnant sur le verbe latin, Gabriele d'Annunzio ?
Signor nostro, redimi l'Adriatico !
Libera alle tue genti l'Adriatico 1.
clamait-il dans la Nave, tragédie pieusement dédiée par lui All' Adriatico, et dont les accents prophétiques faisaient tressaillir d'espérance tous ceux qui entendent l'adorable langue du si, au delà comme en deçà de ses frontières provisoires. Aussi, le 5 mai 1915, quand il rentra de chez nous ployant sous les palmes, tel autrefois Pétrarque, l'Italie tout entière se tourna vers celui auquel un Roi aussi sage que chevaleresque, digne petit-fils du Re galant'uomo, laissait l'honneur de prononcer les mots fulgurants qui allaient précipiter les sorts. Moment inoubliable pour nous tous! Et non seulement l'homme réservé à ce rôle prodigieux goûta une satisfaction que, notre grand Lamartine excepté, aucun barde national n'avait connue avant lui, celle de voir réaliser vivant son rêve patriotique, mais il eut encore la joie de se trouver assez jeune pour y contribuer en donnant magnifiquement de sa personne. Car le monde entier sait qu'engagé dans l'aviation, dès le lendemain de la déclaration de guerre, il s'en fut survoler l'ennemi – survoler : chose qui semblait inventée exprès pour lui! - et revint de contempler la Terre Promise avec une blessure dont l'auréole a effacé toutes les couronnes précédemment accumulées sur son front.
Non, il n'était pas possible d'entrer en Adriatique, à la suite de nos marins, sans commencer par adresser un hommage enthousiaste à l'Italie, à son Roi et à leur immortel porte-parole, tous trois à qui gloire soit éternellement dans nos mémoires, sainte affection dans nos cœurs !
Et, maintenant, redescendons des hauteurs gravies avec Annunzio pour explorer les bords où va se dérouler notre récit.
|
![]() Le Bouclier et le Casque surveillant les abords de Cattaro |
III. ENTRÉE EN SCÈNE DE NOTRE ARMÉE NAVALE Nous n'en étions pas moins irrésistiblement appelés dans l'Adriatique, ne fût-ce que par la nécessité de prêter aide à la Serbie et au Montenegro, les deux premiers pays sur lesquels s'étaient rués les empires de proie. Artillerie, avions, télégraphie sans fil, munitions, vivres, formations sanitaires, il fallait pourvoir nos alliés des Balkans de tout ce qui leur manquait encore plus qu'à nous-mêmes. Du moins pouvaient-ils arguer de l'épuisement consécutif à une précédente campagne, raison inexistante chez les grandes nations de l'Entente, que les provocations d'une Allemagne armée jusqu'aux dents n'étaient point parvenues à distraire de leurs illusions pacifistes, - l'Angleterre comptant sur sa flotte pour la préserver de toute atteinte, la Russie poursuivant sa chimère de l'arbitrage devant le tribunal de la Haye, et la France perdant son temps à discuter interminablement les plans d'une cité future où il n'y aurait plus d'armée.
En ce qui concerne la Serbie, depuis les franchises que le traité de Bucarest (1913) lui avait reconnues à Salonique, il était possible d'y faire parvenir ce dont elle avait besoin par la ligne ferrée qui remonte le Vardar. A l'extrême rigueur, le même chemin eût permis de gagner le Montenegro, à condition que le matériel, amené par wagons jusqu'à Nisch ou Belgrade, fût ensuite transbordé sur des chars à bœufs pour traverser, soit l'ancien sandjak de Novi-Bazar, soit la haute Macédoine et l'Albanie. Mais, comme tout risquait de se perdre dans des régions sans routes et infestées de bandits, mieux vallait recourir à la voie de mer, malgré la proximité de la flotte ennemie et l'absence de ports au Montenegro. Car des cinquante et quelques milles de littoral bordant ce dernier, l'Autriche-Hongrie a pris soin de s'en adjuger les deux tiers, dont Cattaro et ses fameuses bouches, clef de L'Adriatique. L'infime étendue de côtes qu'elle a laissée à son voisin n'offre que deux rades foraines, Dulcigno et Antivari. Cette dernière est du reste de beaucoup la plus fréquentée, parce qu'elle possède un wharf et qu'un chemin de fer la relie à l'intérieur du pays.
Il va sans dire qu'aussitôt la guerre déclarée par eux, les Autrichiens avaient envoyé des croiseurs bombarder Antivari. Après avoir coulé un cargo devant la jetée, Afin de la rendre inutilisable, ils s'occupaient de miner les alentours, lorsque, dans la matinée du 16 août 1914, survint notre armée navale au complet, 15 cuirassés de ligne, 6 grands croiseurs et une trentaine de bâtiments légers, auxquels s'était adjointe une division légère britannique: de quoi l'emporter haut la main sur les 11 cuirassés (dont 6 de 8000 à 10000 tonnes seulement), 2 croiseurs d'escadre, 18 destroyers et 8 sous-marins que l'ennemi pouvait nous opposer.
« C'est le 14 au matin que nous appareillons (de Malte). Très beau temps, comme tous ces jours derniers.Nous filons vers le canal d'Otrante, l'escadre en ligne de file, nous autres torpilleurs en reconnaissance en ligne oblique.
Rien en vue que quelques voiliers inoffensifs se hâtant de hisser leur pavillon à notre approche. Mais, vers Corfou, la brume se fait, dense et moite, nous paralysant dans notre marche.
Au nord de l'île Fano (dans le Nord-Ouest de Corfou), nous avons trouvé une division anglaise, deux croiseurs solides et douze destroyers qui nous attendent stoppés ( sous le commandement du contre-amiral Troubridge ).
C'est un superbe spectacle de voir nos flottes, cinquante et quelques bateaux, immobiles sur une mer plate, devant les terres embrumées de l'Albanie. Et les torpilleurs, grands mangeurs de combustible, s'en vont accostés les cuirassés qui complètent leur plein de charbon.
Nous autres mazoutiers (certains torpilleurs chauffent avec l'huile lourde appelée mazout) avons comme « mère gigogne » un énorme vapeur de 20.000 tonnes, la Dordogne (ancien San Isidro) qui vient d'être achetée à l'Angleterre. Et à chacun, suivant son tour, elle déverse à plein tuyaux le liquide gluant et noirâtre.
L'armée navale remonte dans le Nord avec les Anglais. Elle a trouvé devant Durazzo un croiseur autrichien sur lequel on a ouvert le feu. » (Journal de l'enseigne de vaisseau de 1re classe Pierre de Loys, du Janissaire.)
|
IV.DIFFICULTES DE L'OFFENSIVE Ce n'était pas en effet dans l'unique but de faire lever le blocus d'Antivari, et d'ouvrir passage au cargo qui suffisait pour ravitailler une population de 300.000 âmes, que nous nous étions décidés à envoyer toutes nos forces de haute mer en Adriatique. Elles avaient aussi instruction de s'y livrer à telle opération de guerre que leur commandant en chef jugerait convenable, la plus entière liberté étant donnée à ce dernier quant au choix de l'objectif.
Prendre l'offensive ? A la bonne heure! Seulement il aurait fallu savoir où la porter, et s'y être disposé par avance.
Or, notre thème de guerre en Méditerranée avait été établi contre la Triplice, tandis que la neutralité de l'Italie nous laissait face à face avec l'Autriche, par conséquent libres d'aller l'attaquer chez elle. Et, malgré ses probabilités, cette heureuse éventualité ne nous surprenait pas moins que la traîtresse invasion allemande à travers la Belgique, au sujet de laquelle nous avions pourtant reçu assez d'avertissements...
Certes, on pouvait tout demander à des officiers et à des équipages comme les nôtres, résolus au dernier sacrifice et brûlant de joindre l'adversaire. Dépouillés des revêtements de bois ou de linoléum qui les rendaient à peu près habitables, les navires n'étaient plus que des forteresses flottantes en acier tout nu, où le soleil d'août par en haut, et les chaufferies par en dessous, entretenaient une température de four à rougir les boulets. De manière que coques et hommes vibraient à l'unisson, dans cette marche à l'ennemi.
Mais, si nos escadres étaient admirablement entraînées au combat, elles arrivaient trop tard pour bénéficier d'une surprise, les Autrichiens ayant eu tout loisir de bien placer leurs submersibles et de semer des mines aux bons endroits. En outre, nos états-majors n'avaient aucune connaissance pratique d'une mer où nos bateaux ne pénétraient quasiment jamais et, faute d'un service de renseignements inexistant - comme tant d'autres non moins importants, hélas! -- n'étaient nullement au courant de ce qui s'y passait.
Félicitons-nous seulement que les Autrichiens n'aient pas eu dès alors des commandants de sous-marins capables de se livrer à des tentatives comme celles qu'ils réussirent un peu plus tard, quand ils vinrent torpiller le Jean Bart (21 décembre 1914) et le Léon Gambetta (27 avril 1915), sans compter toutes les rencontres auxquelles nos cuirassés n'échappèrent que par miracle!
Comme on le sait, ce raid à grande envergure aboutit en tout et pour tout à la destruction du petit croiseur autrichien Zenta (2.300 tonnes, huit canons de 120 et huit de 47), surpris le long de la cote monténégrine avec trois torpilleurs qui parvinrent à s'échapper. Bien entendu qu'Antivari se trouva débloqué du même coup. Provisoirement au moins, car, pour en garder les avenues libres, il aurait fallu s'assurer la maîtrise de l'Adriatique, ce qui n'était possible qu'à la condition d'y occuper un point d'appui, ainsi que nous l'avons déjà dit plus haut.
|
![]() Cuirassés français mouillés à Navarin |
![]() Dans le canal d'Otrante |
V. LE BLOCUS DU CANAL D'OTRANTE Il s'ensuivit que notre armée navale dut rester en croisière à l'entrée de l'Adriatique, sans autres bases que Malte à 900, Bizerte à 1250 et Toulon à 1.800 kilomètres, redescendant vers le Sud et au fur et à mesure que s'enhardissaient les Autrichiens. C'était le commencement d'une morne et pénible faction qui devait durer dix mois! Pendant que les grands navires s'usaient, coques, machines et équipages, à tenir la mer par tous les temps, torpilleurs et sous-marins se ramassaient derrière les infractuosités des îles Paxo et Antipaxo, sous Corfou. Ils appelaient les cuirassés ravitailleurs quand besoin était, ou se mettaient laborieusement à leur recherche s'ils n'avaient pas la T. S. F. Tout 1e monde charbonnait au large, en profitant des embellies, et une fois par mois chacun allait à Malte pour procéder aux réparations les plus urgentes et accorder quelques jours de « rafraîchissement» au personnel harassé. Au prix des plus durs sacrifices, on parvint de la sorte à arrêter les communications de l'ennemi avec la Méditerranée, et à empêcher sa flotte d'aller rejoindre le Gœben à Constantinople pour attaquer nos alliés russes dans la mer Noire.
Entre temps, chaque fois qu'un affrété apportait des vivres ou du matériel à destination du Montenegro, l'armée navale tout entière lui formait escorte, torpilleurs en tête, puis les divisions légères, enfin le gros. Arrivé à bonne hauteur, l'amiral détachait de quoi protéger le débarquement à Antivari, tandis que le reste de son escadre allait défiler devant Cattaro, avec l'espérance, toujours caressée mais constamment déçue, de finir par entraîner les Autrichiens à accepter une rencontre. Bien décidés à ne pas en courir les chances, et pour cause, ceux-ci se contentaient d'envoyer des avions bombarder les petits bâtiments occupés devant la côte, et leurs submersibles attaquer les vaisseaux de ligne. Après quoi les nôtres rebroussaient chemin jusqu'à l'ouvert de l'Adriatique, ayant couru des dangers hors de toute proportion avec les effets obtenus. C'est ainsi que furent successivement mis à terre les appareils de T. S. F. du poste de Podgoritza et les canons destinés à garnir le mont Lovcen, sans oublier les munitions et les chargements de blé souvent laissés à pourrir sur la plage, plus encore, peut-être, par suite de l'incurie propre aux indigènes que des difficultés de transport.
Officiers et matelots rongeaient leur frein. « Ce que nous faisons , m'écrivait un des meilleurs parmi les premiers. Nous « bouffons» de la mer à en crever, mais sans jamais voir l'ennemi. De la misère tant et plus, et pas d'autre perspective de combat que celle de servir de cible aux sous-marins boches contre lesquels nous n'avons aucune espèce de protection, pas même un mouillage où nous garder. Quel calvaire pour des gens de cœur! » Et, il n'en fut pas autrement pendant tout l'hiver, sauf que, vers la fin, la neutralité de la Grèce étant devenue beaucoup plus bienveillante à notre égard (sous le ministère Venizelos), nos bateaux trouvèrent un abri momentané sur les rades désertes des îles Ioniennes et de la côte voisine. Par exemple à N avarin, où une des ravissantes aquarelles ci-contre, exécutées par un jeune commandant de contre-totpilleur, nous montre une partie de nos escadres en train de se ravitailler.
« C'est maintenant le lieu de repos des gros bateaux, le seul où ils puissent jeter un pied d'ancre et dormir comme le héron sur une patte, tandis que deux où trois torpilleurs tournent constamment en rond devant la passe.
Navarin: une petite ville dont les maisons basses, aux toits plats, sont encadrés de cyprès noirs qui profilent leur maigre silhouette sur le ciel bleu pâle caratéristique de la Grèce. La rade est grande, mal abritée, et le vent y souffle parfois très dur. Qu'importe! C'est le mouillage où l'on peut se relâcher un peu de la veille constante qui est notre lot à nous.
Le 20 février (1915) arrive un sans fil nous avertissant qu'une escadre autrichienne est sortie de Cattaro et bombarde Budua, petit port monténégrin du Nord. Notre armée navale appareille aussitôt (elle ne trouvera d'ailleurs plus personne). Les torpilleurs restent au mouillage, ne devant quitter Navarin que la nuit suivante. Le Casque et le Janissaire ont mission d'aller mouiller des mines devant Cattaro. Nous avons été souvent à la peine, serons-nous enfin à l'honneur ? Et le Janissaire se prépare fiévreusement, vérifiant torpilles et dispositifs de mouillages des mines. On va nous donner une mitrailleuse contre les aéroplanes dont il faut nous attendre à recevoir la visite.
Quitté Navarin le 22 au matin, Janissaire, Casque, et la deuxième escadrille, dont la Dague et la Faulx. Nous faisons route sur l'île de Céphalonie, où nous allons chercher les mines. Il vente une brise folle qui tombe des sommets voisins et soulève derrière elle des nuages d'écume, comme font les autos sur une grand'route, l'été. A Afilas, port de Céphalonie, pris livraison de nos mines. Non sans peine, car un sérieux clapotis règne dans cette rade ouverte. Appareillé pour Samos d'Ithaque. C'est une ravissante traversée, parmi les mille couloirs des îles Ioniennes. Là, j'ai compris vraiment la qualité de la terre de Grèce, qui est d'être une chose quasi vivante. Sur les verts tendres d'une végétation clairsemée, elle se révèle palpitante et rose comme de la chair nue. Nature véritablement divine! Samos est une toute petite bourgade, au bord de la mer, avec des coteaux hérissés de cyprès qui semblent des fléchettes piquées sur une cible, - fléchettes lancées par Eros, peut-être ? Nous y attendons le Whitehead que nous devons escorter jusqu'au Montenegro où il va porter des vivres.
Vingt-quatre heures plus tard, en route. Temps épouvantable, roulis très violents. Nous avons quatre tonnes de mines, amarrées tant bien que mal sur notre arrière, qui fatigue beaucoup. Cela tiendrait-il ? Au soir, la mer a encore grossi. C'est un panorama à la Hokusai (peintre japonais): des lames nerveuses qui semblent raidies, avec mille pinceaux d'écume à leur crête, comme des orchidées de neige. Ciel déchiqueté, avec des nuages que les rafales chassent en tous sens.
Vers Antivari, le temps s'arrange. Nous avons pris nos dispositions de combat. Pièces armées, prêtes à faire feu, tubes pointés et disposés à lancer. Chacun a revêtu sa ceinture de sauvetage. Or, vers 10 heures du soir (24 février), arrive un sans fil chiffré que je traduis rapidement: « Dague coule. Faulx appareille. » La Dague et la Faulx, venues avec nous, avaient Été désignées pour draguer un chenal permettant au Whitehead d'entrer à Antivari, et avaient mouillé sur cette dernière rade après leur opération terminé. Et je ne puis m'empêcher de penser, tout en haussant les épaules que nous etions 13 en partant. Alors ce sont des échanges sans fin de télégrammes. Chacun cause et veut savoir des nouvelles. La TSF , c'est un peu comme la loge de la concierge.
Quant à notre expédition de mouillage de mines, elle est dans l'eau, si j'ose dire. Toute la nuit, nous avons fait des ronds dans l'eau sur la mer, devant Antivari, attendant la sortie après déchargement du Whitehead. Et nous refilons sur Navarin avec la bora qui s'est levée. Un froid noir. Dans le canal de Corfou, stoppé pour répartir sur les divers torpilleurs les 43 survivants de la Dague, le premier d'entre nous qui ait disparu. Nos passagers sont arrivés en loques, les yeux encore tout hagards. Ils racontent qu'ils étaient mouillés depuis une demi-heure quand deux explosions se sont produites, coup sur coup (des mines ) Alors la Dague s'est soulevée d'une seule pièce. En retombant, le pont s'est brisé en deux, et l'avant a disparu. L'arrière s'est piqué droit dans la vase, les hélices en l'air. Les survivants se sont retrouvés accrochés ils ne savent à quoi, et commenceaient à boire une eau mélangée de mazout, quelque chose d'ignoble, quand les Monténégrins sont venus les repêcher avec
des barques.Le lendemain, au jour, rentrés à Navarin où nous retrouvons à peu près toute l'escadre. Repris l'exercise de grand garde. » (Enseigne de vaisseau Pierre de Loys, dont il m'est agréable de révéler ici le joli talent d'écrivain.)
|
X.PREMIERS SECOURS On aperçoit d'ores et déjà les difficultés matérielles d'une entreprise qui, débutant par un transport de vivres et de cartouches, allait bientôt prendre les proportions épiques que représente le sauvetage de tout un peuple chassé de ses foyers par l'invasion, désorganisé par la retraite, épuisé par les malheurs, la faim et les épidémies. Ces difficultés ne sont pourtant rien auprès de celles résultant du fait que l'opération sera effectuée par trois grandes nations dont les points de vue n'étaient pas les mêmes...
Pendant ce temps-là, les Serbes manquaient de tout en Albanie, où ils étaient reçus à coups de fusil au lieu de trouver les secours promis. Toujours la première à marcher quand il s'agit de faire acte de générosité, la France mit une fois de plus tout en branle pour qu'on leur apportât au moins de quoi ne pas mourir de faim. Le portefeuille de notre Marine venait d'être confié à l'amiral Lacaze, dont il est juste d'associer le nom à celui de M. Briand pour tout ce qui concerne notre action en Orient. Car, si l'un a su décider les puissances de l'Entente à coopérer avec nous, c'est aux sages et précises directions de l'autre que revient le succès d'une suite d'opérations- transport du corps expéditionnaire de Salonique, ravitaillement des Serbes, occupation de Corfou, évacuation de l'armée serbe à Corfou puis à Salonique - dont l'heureuse réussite fait le plus grand honneur à nos officiers et équipages. A peine l'amiral était-il installé rue Royale que des solutions pratiques et immédiates intervenaient dans les différentes questions en suspens. Avec la netteté de décision que donne seule une parfaite maîtrise professionnelle jointe au sens des possibilités, il ordonna d'affréter immédiatement des navires de faible tonnage, lesquels iraient, escortés comme on pourrait, jeter à San Giovanni di Medua et à Antivari les denrées chargées dans le port de Brindisi. Expéditions n'allant pas sans les risques les plus graves, à cause du voisinage de Cattaro, mais qu'il fallait tenter à tout prix.
Ainsi, dans la nuit du 22 au 23 novembre 1915, un petit convoi était détruit en mer. A Medua, constamment bombardé par avions et par bateaux, la rade était déjà jonchée de tant d'épaves que les embarcations avaient la plus grande difficulté à circuler. On s'y trouvait d'ailleurs toujours sur le qui-vive, dans l'attente d'une attaque aérienne ou sous-marine, quand toutes deux ne se produisaient pas simultanément, comme il arriva le 26 novembre au cargo l'Harmonie (français). Quelques jours plus tard, le 4 décembre, une division composée d'un croiseur et de sept destroyers autrichiens se présentait devant San Giovanni, y coulait trois vapeurs (français, italien et grec), et poussait jusque dans le golfe du Drin où elle surprenait notre sous-marin le Fresnel, échoué sur un banc. Presque en même temps le transport Re Umberto et le contre-torpilleur Intrepido (italiens tous deux) sautaient sur des mines, au large de Valona. Et des accidents semblables se reproduisaient journellement.
C'étaient les Italiens qui avaient la lourde responsabilité de protéger les transports, mais ils se plaignaient que nous leur eussions retiré les douze torpilleurs primitivement destinés à l'Adriatique, en ayant eu besoin pour surveiller nos envois de troupes à Salonique. Lorsqu'il fut possible de les leur rendre, les voyages à la côte albanaise reprirent avec une nouvelle ardeur. « Le ravitaillement de la Serbie se fait d'une façon continue, quoique extrêmement laborieuse, grâce à de petits cargos qu'on achemine sous forte escorte. Il est dirigé, en ce qui concerne les chargements, par le capitaine de frégate anglais Griffin Eady et par le chef d'escadrons français de Staël-Holstein. Les autorités italiennes n'interviennent que pour le départ et la défense en route » - écrivait l'enseigne de vaisseau Rollin, du Marceau.
Nous emprunterons au même correspondant un aperçu de ces petites expéditions internationales, auxquelles nos marins prenaient une part des plus brillantes: « Le 11 décembre, un premier convoi formé du Dartmouth (éclaireur anglais) et du Quarto (éclaireur italien), d'une escadrille (franco-italienne) de destroyers et du Bouclier, contre-torpilleur français chargé du dragage des mines, a été dirigé sur Durazzo, où l'on a débarqué 700 tonnes de vivres et le matériel que le chalutier Bisson II (français) nous avait apporté de Malte. Le commandant Lejay avait également fait acheter et embarquer 2.000 kilos de pommes de terre et autant d'avoine que le colonel Fournier (commandant du détachement français à Scutari d'Albanie) avait demandés par télégraphe. » Ici un entracte dû à un coup de vent de bora. « Le 16 au soir, dès que le mauvais temps a cessé, Weymouth (éclaireur anglais), Nino Bixio (éclaireur italien), douze contre-torpilleurs (franco-italiens) et Bouclier (destroyer français) sont partis avec le cargo Brindisi (italien), portant à Medua le million destiné au gouvernement serbe (alors installé à Scutari) ainsi que 343 tonnes de vivres. Pendant le déchargement, le groupe en surveillance a été attaqué par un submersible qui a disparu après canonnade. Depuis le 17 décembre, dans le but de garantir le plus possible les transports entre Italie et Albanie, une croisière permanente de sous-marins a été établie devant le littoral ennemi. E-21 (anglais), Archimède (français), Papin (français) et Nautilos (italien) ont pris la première garde. »
Le 29 décembre, on apprenait à Brindisi que le croiseur autrichien Helgoland (3.340 tonneaux, 27 nœuds, sept canons de 100) et les cinq destroyers Llka Triglav, Czepel, Tatra, Balaton (800 tonnes, 33 nœuds, six pièces de 70), venaient de bombarder Durazzo, mettant à dommage le Michael, ravitailleur grec , mais qu'en se retirant le Llka avait sauté sur une mine, tandis que le Helgoland était obligé de donner la remorque au Triglav fortement avarié. Le Dartmouth (éclaireur anglais: 5.250 tonneaux, 26 nœuds, huit canons de 152), le Quarto (éclaireur italien: 3.430 tonnes, 28 nœuds, six pièces de 120 et six de 76) et la première division de contre-torpilleurs français (le Casque en tête) se lançaient immédiatement à la poursuite de l'ennemi, en même temps que le Bixio (italien, comme le Quarto), le Weymouth (anglais, mêmes caractéristiques que le Dartmouth) et une escadrille italienne poussaient les feux pour appareiller deux heures plus tard. Les premiers rencontraient et coulaient le Triglav abandonné par son remorqueur et évacué. Sous la direction du Dartmouth, ils manœuvraient ensuite de façon à rejeter les Autrichiens sur la côte italienne, avec l'espoir, malheureusement déçu, qu'ils y seraient cueillis par le détachement ayant le Bixio comme chef de file.
|
![]() Le destroyer autrichien Triglav sous le feu de la 1ere escadrille française |
![]() Le Lieutenant de Vaisseau Morillot, à droite |
Lorsque les canonniers de nos torpilleurs tiraient sur l'ennemi en fuite, ils étaient loin de se douter qu'ils risquaient d'atteindre des camarades à eux. Les Autrichiens venaient, en effet, de recueillir l'équipage - moins le commandant et deux hommes - d'un sous-marin français qui avait sombré en les attaquant, à leur sortie du port. Fait que, jusqu'à ces derniers jours, nous ne connaissions guère que par les rapports des prisonniers provenant du Llka coulé le lendemain sur une mine. Depuis, le premier maître Jaffry et le quartier-maître Mahé sont rentrés de captivité comme grands blessés, et c'est d'après leurs témoignages que je vais pouvoir reconstituer un des plus glorieux épisodes dont notre Marine ait le droit de s'enorgueillir.
La nuit où la flottille dont il a été question précédemment débouchait de Cattaro, le Monge était de faction devant. Commandé par le lieutenant de vaisseau Roland Morillot, il appartenait à cette classe de submersibles qui doivent employer une machine à vapeur afin de recharger leurs accumulateurs de plongée. Ah! si nos sous-marins eussent été aussi bien outillés que ceux des Allemands, tous munis de moteurs à combustion interne (système Diesel), et si on les avait utilisés dès le début, qui sait les services qu'ils n'auraient pas rendus ? De toutes façons, nous n'en serions pas à déplorer la perte inutile de tant de braves qui se firent prendre, ou tuer - et de quelle mort! - en réalisant des coups d'audace dont pas un de leurs adversaires ne s'est montré capable. Car on n'a encore vu que les nôtres à nous, pour tenter et réussir l'incroyable tour de force de pénétrer dans un port de guerre ennemi, comme le Cugnot à Cattaro (à deux reprises, les 26 et 29 novembre 1914) ou le Curie à Pola (25 décembre de la même année), exploits que je compte relater prochainement, grâce à des documents attendus.
Rejetant le manteau de plomb qui l'étouffait depuis treize heures qu'il croisait sous l'eau, le Monge était remonté en surface le 28 au soir. Instant après lequel chacun soupirait, et nul avec autant d'impatience que Tango, la mascotte du bateau. C'était un petit chien de race plus ou moins arabe qui un jour, à Bizerte, avait suivi un second maître rentrant à bord. Tout de suite adapté à sa nouvelle existence, il se montra excellent marin, et de bonne garde au mouillage. Quand on naviguait à découvert, il se portait le plus de l'avant possible, aboyait aux lames et flairait la terre à travers les embruns. Mais il supportait mal les longues plongées, tombant presque inanimé sur le parquet si on n'avait pas soin de le hisser dans le casque, où l'air respirable refluait d'en bas. Une fois, au golfe Juan, il avait tiré une bordée de dix jours, à la suite de quoi il était reparu avec la queue coupée, probablement par les gamins du pays. Dame, tout n'est pas rose, dans le métier de coureur d'aventures! Choyé par l'équipage entier, Tango avait plus spécialement adopté le commandant qu'il suivait toujours. Et c'est parce qu'il disparut avec lui qu'il m'a semblé permis d'associer le souvenir du pauvre animal à celui d'un héros. Semblablement, aux pieds du preux dont ils élevaient le pompeux mausolée, les imagiers d'autrefois plaçaient son plus fidèle compagnon...
|
XII.ATTAQUE DE NUIT Aussitôt les vanneaux ouverts, la double machine à vaveur avait été mise en marche, celle de tribord actionnant les dynamos, l'autre les hélices. Le Monge restait à une quinzaine de milles dans le Sud de la pointe d'Ostro, bec du goulet de Cattaro. Mer belle, légère brise de Nord, quelques nuages derrière lesquels un morceau de lune allait s'effaçant. A minuit, un feu brille et s'éteint sur Ostro. Signal de quoi ? Le commandant Morillot redouble de surveillance, les yeux braqués dans la
direction du chenal par où l'ennemi peut survenir à tout moment. Vers 2 h. 15, aperçu deux fumées dont le gisement ne laissait aucune incertitude sur leur provenance: c'étaient évidemment des Autrichiens. Grande joie à bord du Monge, où il y avait si longtemps qu'on attendait ce moment-là !
Seulement, la nuit, rien de plus difficile que de reconnaître qui vous arrive dessus. On ne sait jamais s'il s'agit d'un dreadnought à l'horizon ou d'un petit bateau tout près. C'est comme cela que, dans les mêmes parages, un de nos torpilleurs prenait de très loin, un cuirassé de son escadre pour un submersible ennemi émergeant à courte portée, et le canardait furieusement, - sans le moindre succès d'ailleurs, les hausses étant réglées à quelques centaines de mètres, au lieu des milliers qu'il aurait fallu.
Morillot ne se doute donc ni du nombre ni de l'espèce des adversaires que la fortune lui amène à combattre. Mais, sans perdre un instant, il a rappelé aux postes de plongée, et s'est enfoncé à 7 mètres de profondeur, de manière à conserver la vue au périscope de nuit, plus clair que celui de jour. Bientôt après, en plus de deux fumées déjà signalées, lui apparaît une masse noire, brusquement surgie de l'ombre et qui grandit très vite. Les mesures sont immédiatement prises pour attaquer: « Disposez la carcasse (appareil de lancement latéral) bâbord ! Desserrez les freins ! Paré à lancer! » Le but n'est plus qu'à quelques degrés de l'angle favorable à l'envoi de la torpille, et celle-ci va partir...
A cette minute précise, de toute la vitesse de ses 30 nœuds, fonce un quatrième ennemi, que personne n'a vu venir. Il passe comme l'ouragan au-dessus du sous-marin dont il ne soupçonne pas davantage la présence, mais que sa quille heurte assez violemment pour l'envoyer presque par le fond. Le kiosque est défoncé, la mer s'engouffre par le panneau de sécurité encore ouvert. Accident plus grave: le panneau d'embarquement des accumulateurs à reçu un tel renfoncement qu'il fuit comme un panier, laissant tomber de l'eau de mer sur les bacs à acide sulfurique, d'où se dégagent d'abominables vapeurs. Le bateau a pris une pointe de 30 à 40 degrés, l'arrière en bas, jetant tout le monde contre les cloisons des divers compartiments et, dans l'obscurité que produit un court circuit général, ceux du Monge se sentent descendre avec une rapidité vertigineuse...
|
![]() Tango, la mascotte du Monge |
![]() |
XIV.DERNIER COUPLET DU MÊME C'est le Llka qui a passé sur le sous-marin. Il s'en est aperçu au choc ressenti, et a donné l'alarme à ses camarades, dont les projecteurs fouillent maintenant la mer. Les gueules des canons suivent les faisceaux lumineux dans leurs recherches, prêtes à cracher sur tout ce qui se montrera. Trahie par les remous de son casque, la réapparition du Monge est saluée par un feu des plus nourris. Quatre obus éclatent tout contre, sans toutefois entamer la coque principale, celle qui assure l'étanchéité. Pour échapper à la capture, pas d'autre alternative que de s'immerger, quels qu'en soient les risques dans l'état où se trouvent actuellement les appareils.
« Aux postes de plongée! Ouvrez les purges! » Mais, à peine l'ordre a-t-il reçu un commencement d'exécution, qu'un projectile fait explosion dans la niche du périscope bâbord, créant une voie d'eau irrémédiable. Cette fois, rien ne pourra plus empêcher le Monge de sombrer. Alors seulement, le commandant se décide à lâcher les plombs. Puisque son navire est perdu, il profitera du répit que va donner ce délestage momentané pour le faire évacuer. Après avoir refermé les purges, il ordonne d'ouvrir le panneau avant, l'unique à ne pas se trouver sous l'eau, et y conduit lui-même ses hommes. « Pas par là, mon petit - indique-t-il à ceux qui se trompent - par ici. Les premiers arrivés sur le pont se jetteront à la mer, afin de montrer que le Monge coule, et arrêter le feu de l'ennemi. »
En haut, les coups de balais des phares électriques éclairent les hommes qui sautent a la mer au fur et a mesure que le bâtiment s'enfonce. Les Autrichiens ont cessé le tir. Car ils ne sont pas aussi inutilement ni surtout aussi lâchement inhumains que les Allemands. « Nous allons de l'avant, chantant la Marseillaise et criant: « Vive la France! (Lettre de maître Jaffry.) Puis plus rien sous les pieds. Adieu, Monge! Entraînés un instant, nous buvons une tasse, après quoi nous remontons sur l'eau. Nous ressentons une forte décharge; (explosion du Monge ? départ accidentel de la torpille dont il sera question ci-après ?). Les débris du pont flottent et nous aident à surnager. Nous nous tenons à 12 sur la planche de débarquement, les mains dessus, nageant avec les pieds. Nous passons ainsi une bonne demi-heure, nous appelant et nous encourageant, tantôt éclairés, tantôt dans le noir. Les quartiers-maîtres Morel et Goulard manquent. Nous avons entendu Morel appeler, mais il avait disparu avant qu'on ait pu lui porter secours. Quant à Goulard, cependant monté un des premiers, personne n'a su comment il s'était noyé. Enfin, deux des ennemis mettent chacun une embarcation à la mer et nous sommes ramassés, 18 et l'officier en second sur le Balaton, les 7 autres à bord du Czepel. »
(Pour expliquer son retard à recueillir les naufragés, le commandant du Balaton a allégué une torpille du Monge. qui serait partie toute seule, au dernier moment, et qu'il pouvait croire intentionnellement lancée sur son bâtiment.)
|